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DES LETTRES ET DES CHIFFRES (Décembre 1993 - numéro 2)
La règle de deux Lorsque j'étais enfant, au collège, un professeur, dont la pédagogie fut, comme on le verra, exemplaire, me posa une question simple, de bon sens, alors que j'hésitais à accorder un mot au pluriel. - A votre avis, quand met-on un mot au pluriel? A partir de combien? J'ai longtemps hésité, j'ai pris mon temps, je sentais que c'était une question qui s'adressait à mon raisonnement, et, mis au défi, j'avais envie de faire preuve de discernement. - A partir de deux, Monsieur. - Eh bien, voilà... La joie du professeur et la mienne étaient touchantes, j'avais compris, il m'avait fait comprendre. La joie était d'autant plus grande que je n'étais alors pas très bon élève. Pourtant, au fond, je n'étais pas absolument satisfait, quelque chose sonnait faux. A quoi tenait cette gêne, et l'hésitation que j'avais eue avant de répondre? Je m'étais interrogé un instant sur "deux", je m'étais demandé si c'était bien à mettre au pluriel, et s'il ne fallait pas, par hasard, commencer à partir de trois où, là, il n'y avait aucun doute. Quelques années plus tard j'ai eu quelques lueurs sur cette question en étudiant le grec. Plus tard encore la lumière s'est faite plus vive grâce à la linguistique. J'appris que je n'étais en effet pas le premier à avoir eu ce scrupule. Les langues indo-européennes de l'antiquité, le sanscrit, le grec (mais hélas plus le latin) considéraient que les choses qui vont par deux, intrinsèquement par deux, ne se mettent pas au pluriel. Elles avaient créé un nombre pour cela: le duel. Ce nombre correspond à la notion de couple, de paire que nous avons encore lexicalement, mais plus grammaticalement. Il nous faut des mots pour exprimer ce que les anciens indiquaient par une terminaison. Quand nous disons les deux mains, par exemple, pour le grec il ne pouvait s'agir d'un pluriel, puisque de toutes façons les mains allaient par deux, comme les yeux, les oreilles et que sais-je encore. Rien n'y justifiait la marque du pluriel. Cela allait encore un peu plus loin, jusqu'au couple de bufs tirant l'attelage. Ou encore dans la conjugaison du verbe, une action que l'on fait tous les deux ensemble était à conjuguer au duel. "On y va?" adressé à la personne avec qui l'on se trouve aurait sans doute été conjugué au duel. Car les verbes aussi se conjuguaient au duel. La construction actuelle de la phrase montre assez qu'on répugne à la mettre au pluriel justement - en tous cas qu'un pluriel, dénombré, ne s'y loge pas bien. Ce "on" a ici valeur de "tous les deux". Ainsi la marque du nombre, du pluriel dans la langue, n'est pas si simple. Et la question qui se pose pour deux se posera aussi pour la multitude. Que dire: "une foule de gens est venue" ou "une foule de gens sont venus" ? Mon professeur aurait aussi dû me demander: - A partir de combien cesse-t-on de mettre le pluriel?
Philippe Mazuet |