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COMPTE DE FAITS (Décembre 1993 - numéro 2)
Usage licite de chiffres stupéfiants Beaucoup de lieux communs et de chiffres peu communs sont utilisés à propos des drogues et de leurs consommateurs. En fait l'abondance des références chiffrées contraste avec le déficit de connaissance et de mesure sérieuse du phénomène. Peut-on dire aujourd'hui combien il y a de toxicomanes en France? René Padieu, inspecteur général de l'INSEE, auteur d'un tonique rapport sur les statistiques en matière de toxicomanie(1), explique pourquoi, dans ce domaine, la rigueur est en manque...: "la connaissance est recherchée pour la valeur mythique qu'elle a dans nos sociétés, pas du tout avec le souci qu'elle soit exacte..... C'est la société toute entière qui se drogue; elle se dope avec de la répression et se shoote à la statistique".
Des chiffres "poudre aux yeux" Les données qui circulent à haute dose sur le marché sont d'origine et de valeur très diverses. Si l'on cherche à déterminer le nombre de toxicomanes en France, chacun peut trouver ce qu'il souhaite: "les ordres de grandeur varient de quelques milliers à quelques millions" (Padieu op. cit.). Il est seulement conseillé de ne pas donner de définition ni de citer ses sources. L'exposé des motifs du projet de loi relatif à la lutte contre la toxicomanie le 24 février 1987 affirmait que "800'000 personnes s'adonnent à l'usage de stupéfiants dont 200'000 héroïnomanes". La commission d'enquête du Sénat sur la convention d'application des accords de Schengen, en décembre 1992 retient ce même chiffre de 800'000 pour .... "l'ensemble des pays de l'espace Schengen, dont 120'000 toxicomanes en France". Quelques exemples récents de variations saisonnières: le numéro spécial de "l'Express" de septembre 1993, entièrement consacré à la drogue (par ailleurs appuyé sur des enquêtes sérieuses et qui servira de référence tout au long de cet article) utilise, page 100, le chiffre de 120'000 toxicomanes en 1990, sans citer ses sources, et page 78 le chiffre de "150'000 ou 300'000 "junkies" (héroïnomanes par voie intraveineuse), qui devrait être un sous-ensemble des 120'000 Dans le "Nouvel Observateur" du 12 novembre 1993, Alain Labrousse parle de "100'000 à 200'000 héroïnomanes en France" (2). "Le Monde des débats" du même mois, cite le chiffre de "60'000 à 150'000 usagers de drogues dures" et celui de "4 millions d'utilisateurs de cannabis" (3).
"L'homo toxicomanicus statisticus" Pour mieux tenter d'approcher la réalité de ce phénomène, il vaut mieux parler "des toxicomanies", souligner tout de suite qu'elles peuvent être licites ou illicites, et que le "toxicomane statistiquement comptabilisé" est une créature médico-policière. L'ampleur du phénomène de la toxicomanie ne peut être précisément évaluée, puisqu'il s'agit d'un domaine par nature clandestin du fait de son caractère souvent privé et délictueux. Les toxicomanes ne sont identifiés comme tels que lorsqu'ils accèdent au système de soins, ou lorsqu'ils sont interpellés par la police. Les données descriptives et quantitatives à propos des usagers de drogue émanent essentiellement des séries statistiques émises par les ministères de la Santé et de l'Intérieur, produites à partir de définitions différentes. Les structures de soins considèrent comme toxicomane celui dont la consommation de toxique (licite ou illicite) a été répétée et prolongée au cours des derniers mois (le caractère subjectif de ces trois termes laisse une grande marge d'appréciation). Les services répressifs quant à eux parlent d'usagers de produits illicites. En s'appuyant à la fois sur les données sanitaires et policières, le ministère de la Santé en 1993 (brochure officielle présentant le dispositif spécialisé) estime le nombre de "personnes toxicomanes dépendantes en 1990, entre 100'000 et 150'000, un tiers résidant en Ile-de-France". La délégation générale à la lutte contre la drogue et la toxicomanie (DGLDT), sous la tutelle, comme le ministère de la santé, du ministre d'État, ministre des affaires sociales, de la santé et de la ville (dossier de presse du 17 septembre 1993), fixe quant à elle son estimation "entre 150'000 et 300'000..." Ces estimations officielles, qui vont du simple au double, ne peuvent être qu'indicatives, car, par exemple, une forte proportion de toxicomanes incarcérés n'a jamais eu antérieurement accès au dispositif spécialisé en toxicomane; de même, le nombre d'interpellations ne mesure que l'activité, plus ou moins importante, dans ce domaine, des services de police. Enfin, la définition légale du toxicomane ne correspond parfois pas à la définition médicale. Les délits liés à la législation sur les stupéfiants ne sont constitués que pour les substances classées comme telles dans le code de la santé publique. Or, les toxicomanes utilisent aussi des produits, tels ceux à base de codéine (Néocodion), ou la buprémorphine (Temgesic), des antidépresseurs, des coupe-faim, qui ne sont ou n'ont pas toujours été classés comme stupéfiants, et qu'ils associent souvent à l'alcool, même si cette consommation licite est souvent liée à des actes illicites tels la falsification d'ordonnances. Le toxicomane pourra être condamné pour des délits qui ne sont qu'utilitaires par rapport à sa toxicomanie et celle-ci ne jamais apparaître en statistique. Selon le ministère de la Santé (brochure déjà citée), parmi les toxicomanes " repérés", le produit le plus souvent utilisé à titre de dépendance principale est l'héroïne (54%). Mais une personne sur deux est "polytoxicomane" et consomme d'autres produits selon les opportunités. L'alcool est le principal "produit associé", devant le cannabis. Les mélanges alcool-médicaments, notamment avec les psychotropes, sont de plus en plus fréquents. Mais ne doit-on pas aussi considérer comme toxicomanes des personnes, non comptabilisées dans la statistique, qui ne peuvent vivre normalement sans consommation importante de somnifères, d'antidépresseurs, sans un recours permanent à des médicaments ? Et l'image d'Épinal du toxicomane, "la seringue entre les dents", vision sociale rejetée, que les chiffres de la statistique doivent stigmatiser, doit-elle nous faire mieux accepter le fléau social représenté par le nombre d'alcooliques dépendants dans notre pays? Dans les statistiques du SESI (service des programmes, des études et des services d'information du ministère des affaires sociales), l'utilisation d'alcool n'est considérée que comme substance associée. "L'Express", page 98, avance le chiffre de "2,5 millions d'alcooliques et 3 millions d'avaleurs de tranquillisants", là encore, sans citer ses sources. La toxicomanie est sans aucun doute un fléau social, mais est-il aberrant de rapprocher en termes quantitatifs les 499 décès par overdose en 1992 (4) des 12'000 morts annuelles par suicide, et, du fait de la circulation routière, des 10'000 tués des 100'000 personnes handicapées par an dont 1'100 avec une incapacité supérieure à 50%(5). Que penser aussi du fait qu'en France les sommes investies dans les jeux licites viennent d'atteindre en 1992 le chiffre record de 70 milliards? Des médecins pensent qu'avec l'incitation publicitaire actuelle aux jeux, les conduites addictives déjà constatées vont se multiplier. Ce phénomène est mieux mesuré en Espagne, où l'omniprésence des loteries et machines à sous est considérée comme un fléau social qui produirait 500'000 "ludopathes" totalement asservis au jeu, nécessitant la mise en place d'un numéro vert et l'ouverture de 40 centres de désintoxication(6). Il n'est qu'à relire la nouvelle de Stephan Zweig "Quarante huit heures de la vie d'une femme", pour voir combien le comportement d'un joueur "intoxiqué" est exactement le même que celui d'un toxicomane, entraînant indifférence affective, dépendance totale, perte du travail, puis délinquance pour financer des "doses" de plus en plus fortes.
Coke en stock La répression ne peut concerner que la partie émergée de l'iceberg. 327 kilos d'héroïne, 1'394 kilos d'herbe de cannabis, 40'658 kilos de résine de cannabis et 1'625 kilos de cocaïne ont été saisis en France en 1992, selon le rapport annuel de l'office central de répression du trafic international de stupéfiants (OCTRIS). Ces saisies représenteraient "15% du trafic" (un policier cité par "l'Express", page 106), ou "environ 10% "des produits en circulation" (un magistrat citant les estimations de la police)(7). Mieux encore: "la répression a une incidence estimée de 5% à 15% sur le trafic" (8). Mais quelle valeur peut-on accorder à un rapport calculé à un niveau mondial entre un montant connu (les saisies) et un montant seulement estimé au niveau de la production, dont on ne peut savoir la répartition géographique par pays de destination. Faut-il simplement un chiffre pour mobiliser les troupes Mieux enfin: ce chiffre a servi de multiplicateur pour un autre calcul sur la base des saisies de stupéfiants: "dans la mesure où les saisies correspondent, au mieux, à 10% du commerce des stupéfiants, on peut considérer que les trafics de drogue dans l'espace Schengen portent sur 80 tonnes d'héroïne par an, 170 tonnes de cocaïne et plus de 3'000 tonnes de cannabis" (9).
La "rousse" et la "blanche" La drogue et son usage posent un grave problème à la société, mais c'est aussi la délinquance associée à la toxicomanie qui troublerait beaucoup l'ordre public. Pour se procurer les sommes nécessaires à leur consommation journalière, des toxicomanes, outre la pratique du deal, commettent des vols et cambriolages, se livrent à des agressions. Mais pour autant, peut-on se permettre d'utiliser n'importe quels chiffres? Des pourcentages secrets circulent même officieusement, excitant l'imagination des auteurs: "à l'exception des affaires passionnelles et de certaines formes de criminalité en col blanc, le narco-trafic et les besoins engendrés par la consommation sont à l'origine de la plupart des crimes et délits commis aujourd'hui en France. 80%, avancent même certains interlocuteurs sous le couvert de l'anonymat" (l'Express, op. cit. page 102). Page 103, un inspecteur parisien: "aujourd'hui, toute la criminalité a des liens avec la drogue". Page 106, le même: "... 60 à 80% des délits "ordinaires" sont liés au commerce de la drogue". Plus précis encore: "la délégation française a informé l'assemblée que 86 % des délits enregistrés en 1990 étaient associés à la drogue" (10). Nous sommes restés un peu "stoned" devant cette affirmation du responsable du dossier de "l'Express", page 101: "le rapport toxicomanie-délinquance, n'est pas mécanique; les études criminologiques (lesquelles?) montrent que 100 malfaiteurs désintoxiqués ne font pas 100 délinquants de moins, mais à peine 20 ou 30" (ah bon...!). La justice parisienne, qui connaît de la même réalité, a un discours plus mesuré: "on constate depuis deux ans une stabilisation, voire une baisse du nombre de toxicomanes interpellés à Paris, alors que, les années antérieures, ce chiffre progressait d'environ 5%. Il en est de même pour les revendeurs. Il convient d'ajouter les délits commis par les toxicomanes pour se procurer l'argent nécessaire à l'achat de leur drogue. Nous ne disposons pas à cet égard de chiffres précis, car ces infractions sont comptabilisées sans tenir compte des mobiles qui animent les délinquants. D'aucun considèrent cependant que 30 à 50 % des vols d'autoradio, des cambriolages, des vols à l'aarché et des vols à main armée commis dans les pharmacies sont le fait de toxicomanes." (11) Alors les toxicomanes responsables pour "la plupart, 86 %, 80 %, de 60 à 80 %, de 30 à 50 % des crimes et dlits, des délits ordinaires, de certains délits"......? Aucune enquête sérieuse ne peut à ce jour permettre une affirmation autre que "sans doute beaucoup d'actes de délinquance". René Padieu, à l'issue de sa longue enquête, souligne même qu' "il n'existe aucun enregistrement continu, ni aucune analyse périodique sur échantillon fornissant une base générale et sûre".
Des chiffres policés Les statistiques de police judiciaire ne permettent pas, en tout cas, de déterminer la proportion de toxicomanes responsables de délits ou crimes. En revanche, elles sont la première mesure de la répression en matière de stupéfiants. En 1992, 66'775 infractions à la législation sur les stupéfiants (ILS) ont été constatées par l'ensemble des services de police et de gendarmerie sur un total de 3'830'996 crimes et délits, soit 1,7%. Sur un total de 712'407 personnes mises en cause en 1992, 9% - soit 64'257 personnes - l'ont été pour ILS (infraction principale) dont 39'685 pour consommation seule. Les infractions traitées par la police en matière de stupéfiants ne le sont pas sur plainte de victimes. Leur découverte ne dépend donc que de l'initiative des services. On distingue deux stades: le fait constaté (constat de la matérialité d'une infraction ou d'un préjudice) et le fait élucidé (où l'on établit notamment l'identité du ou des auteurs présumés). Pour un même fait constaté et élucidé, il peur y avoir plus d'une personne mise en cause. Ainsi, la constatation des faits d'usage illicite et le dénombrement des personnes mises en cause relèvent avant tout d'un processus sélectif qui joue et influence le résultat. Les faits constatés traduisent seulement l'activité de la police qui peut se glorifier dans ce domaine d'un taux d'élucidation maximum, comme pour les infractions au séjour des étrangers. Les statistiques de police judiciaire comptabilisent les faits constatés et les personnes mises en cause selon quatre rubriques: trafic, usage-revente, consommation, autres. L'OCTRIS compte en affaires traitées et interpellations, selon trois rubriques, trafic, usage-revente et consommation. L'examen des données disponibles met en évidence ces différences et montre l'ampleur du problème de l'unité de compte. On se reportera au tableau suivant:
Les services qualifient à leur façon l'usage, l'usage-revente et le trafic, cela pouvant dépendre par exemple simplement du nombre de doses de drogue en possession de la personne interpellée. Pour sa comptabilité des interpellations, l'OCTRIS sélectionne les faits les plus graves constatés par les services, auxquels sont ajoutés les signalement des douanes qui concernent principalement le trafic. On s'attendrait donc à voir diminuer la part de l'usage. Or l'inverse se produit, comme le montre le tableau ci-dessus. On est ainsi conduit à penser que l'office révise les qualifications en raison la tendance initiale des services à surqualifier leur activité(12). On peut souligner que parmi les personnes interpellées pour simple usage ou usage-revente, en 1992, 66,4% l'ont été pour usage de cannabis et 30,1%, pour usage d'héroïne (source OCTRIS).
Les condamnés pour infractions à la législation sur les stupéfiants (ILS) L'exploitation du casier judiciaire permet d'établir la statistique des condamnations. Celles concernant la législation relative aux stupéfiants sont ventilées en sept postes (usage illicite, détention et acquisition, trafic, commerce-transport-emploi de stupéfiants, offre et cession, aide à l'usage par l'autrui, autres). Ces rubriques ne recoupent pas celles de la police, empêchant tout lien statistique entre interpellés et condamnés. En fait, les qualifications juridiques retenues lors dit jugement peuvent s'écarter des qualifications de la police, puis de celles du parquet). Le mode d'enregistrement des condamnations ne permet pas une comptabilisation des "toxicomanes". Il est déjà difficile de compter les condamnés pour usage. Si on se limite à la statistique établie à partir du motif de condamnation - apparaissant en premier sur la fiche du casier judiciaire - on compte, en 1991, 20'006 condamnations pour ILS, dont 6'942 pour usage illicite. Si l'on veut repérer, parmi l'ensemble des condamnations, quel que soit le rang d'enregistrement, celles qui comprennent le motif "usage de stupéfiants", on arrive au chiffre de 11'521, dont 4'242 sont "uniques" (usage seul). Une étude est actuellement en cours au service des statistiques du ministère de la justice pour déterminer avec quelles autres infractions l'usage est associé. Mais, la relation toxicomanie / délinquance ne peut être approchée de cette façon, car la toxicomanie, même comme par les autorités judiciaires, ne débouche pas toujours sur une condamnation (recours à l'injonction thérapeutique), et, de plus, lorsque c'est le cas, la répression de la toxicomanie peut être disjointe de celle du délit de droit commun. Enfin, rien ne permet de déduire de la condamnation d'un individu pour usage de stupéfiants en même temps que pour une autre infraction que celle-ci a été commise à cause de l'état de dépendance de l'auteur.
Derrière les barreaux La statistique pénitentiaire donne au premier jour de chaque trimestre une répartition de la population des condamnés définitifs, selon l'infraction principale. La catégorie ILS (infraction à la législation sur les stupéfiants), sans autre précision, a été introduire dans la nomenclature à partir du 1er avril 1987. Ces données ne recouvrent pas la totalité des condamnés sanctionnés pour ILS, et une partie d'entre eux est susceptible de ne pas apparaître au titre de cette infraction si elle n'est pas principale". Au 1er janvier 1993, 5447, soit 19,7% des condamnés définitifs étaient en prison pour ILS. Cela ne signifie pas que ces condamnés sont des toxicomanes. En effet, les trafiquants ne sont pas obligatoirement des usagers, l'usager occasionnel n'est pas un toxicomane, et des toxicomanes peuvent être incarcérés pour des délits de droit commun, sans référence à leur toxicomanie. Le nombre d'usagers de produits illicites en prison est inconnu. En 1994, le fichier national des détenus (FND) sera en mesure de fournir une statistique un peu plus fine. Quatre catégories concernant les infractions à la législation sur les stupéfiants y ont été prévues: trafic, cession, usage illicite et autres délits relatifs aux stupéfiants. En cas de concours d'infractions, seule la première apparaissant sur la fiche pénale est saisie. De ce fait, le nombre d'usagers de drogues fourni par la statistique "FND" sera sous-estimé. Il représentera un minimum sans pouvoir toutefois permettre de compter les usagers de produits illicites en prison pour ce fait. Une seule enquête a été menée, au cours du mois d'avril 1986, pour dénombrer les toxicomanes à leur entrée en prison(13). Selon le critère retenu (personnes se déclarant telles et ayant pris de la drogue au moins deux fois par mois au cours des trois derniers mois), 804 entrants dans l'ensemble des maisons d'arrêt, soit 10,7% du total, se déclaraient toxicomanes. On pourrait multiplier les exemples de la difficulté à quantifier sérieusement un phénomène dont les enjeux sociaux et humains sont pourtant considérables. Ce fantasmatique toxicomane, pas "le raider" qui sniffe sa ligne de cocaïne avant le stress permanent de la Bourse, mais le visible, l'insupportable, à la recherche quotidienne de son produit dans la rue, qui se présente aux urgences, est arrêté par la police, présenté à la justice, incarcéré, pris en charge par un établissement de soins, une postcure, celui que la réalité statistique a tant de mal à repérer, ne s'agit-il pas d'abord d'un individu "si loin, si proche", dont on parle beaucoup parce qu'on n'arrive pas à lui parler ?
Annie Kensey et Jean-Paul Jean
(1) René Padieu "L'information statistique sur les drogues et les toxicomanies". Rapport à la DCLDT, Décembre 1990. (2) Directeur de l'observatoire géopolitique des drogues. (3) Sources: Karl-Heinz Reuband, "Drug use and drug policy: a cross national comparaison" avril 1990. Peter Reuter, "Drug problems and policies: comparative perspectives, Rand corporation, Washington janvier 1992. (4) Les statistiques de morbidité chez les toxicomanes sont sous-estimées, notamment comme cause associée des morts violentes, suicides, accidents et décès causés par les maladies infectueuses. Paradoxalement, la police (OCTRIS) fournit des données plus fiables que l'INSERM qui ne comptabilise environ que la moitié des décès liés aux overdoses, à partir des certificats de décès qui mentionnent la plupart du temps une cause inconnue, car rédigé, avant les résultats des expertises médico-légales.... (5) Sources INRETS citées dans "La société française, données sociales 1993" de l'INSEE. (6) "Le Monde" du 28 juillet 1993. Rapport du CREDOC: "Les joueurs dépendants, une population méconnue", avril 1993. (7) Discours de rentrée du tribunal de Paris, consacré à la drogue, par Mr Valat, magistrat, janvier 1993. (8) Rapport du 23 avril 1992 d'une commission d'enquête du parlement européen, citée par le procureur Apap, dans "Le monde des débats "de novembre 1993. (9) Rapport d'information de la commission d'enquête sénatoriale sur le trafic de drogue dans l'espace, Schengen. par Mr Larcher, décembre 1992. (10) Selon le rapport d'enquête du parlement européen, op. cit., propos tenus lors d'une réunion à Moscou en novembre, 1990 des chefs de service chargés de la lutte contre les stupéfiants. (12) Une recherche portant sur la liaison toxicomanie-délinquance est actuellement menée au CESDIP par Bruno Aubusson de Cavarlay et Marie Danièle Barré. Voir aussi Marie Danièle Barré: "Des difficultés de l'interprétation des données de statistiques pénales en matière de toxicomanie" Communication au colloque dimensions sociales de la drogue" janvier 1993. (13) A. Kensey, L. Cirba: "Les toxicomanes incarcérés". Travaux et documents n° 38, direction de l'administration pénitentiaire. Avril 1989.
Combien d'usagers de drogues illicites sont en prison pour cette seule infraction? Les insuffisances des données statistiques apparaissent très nettement à l'occasion du débat sur la répression des simples usagers de stupéfiants. Sur quelle base peut-on affirmer, comme l'a fait le docteur Olivenstein dans des propos rapportés par "Le Monde" du 26 octobre 1993, que "environ 1'800 usagers simples de drogue sont sous les verrous dans les prisons françaises "? Pierre Joxe, alors ministre de l'Intérieur affirmait quant à lui tout aussi péremptoirement en 1990, que "très peu de toxicomanes sont incarcérés pour simple usage" (1). Pour approcher la réalité, puisqu'on ne peut pas le savoir précisément par les statistiques pénitentiaires, on peut utiliser les statistiques du casier judiciaire national, Sur un total de 4'242 condamnations pour simple usage en 1991, on en compte 2'844 à une peine de prison, dont 1'756 avec un sursis total et 1'088 à une peine ferme, totale ou partielle. Parmi ces 1'088 peines fermes, 20 entre un et trois ans (l'article L. 628 du code la santé publique, qui réprime le simple usage, prévoit un emprisonnement maximum de un an qui peut être porté au double en cas de récidive; à noter aussi l'interdiction du territoire français de deux à cinq ans encouru par les étrangers pour cette simple infraction ...) Les chiffres, qui ne correspondent pas, de toutes façons, aux peines effectivement exécutées, étaient légèrement supérieurs en 1990: 3'022 condamnations avaient été prononcées à une peine de prison pour simple usage, dont 1'909 avec un sursis total et 1'113 à une peine ferme, totale ou partielle. Parmi ces 1'119 peines fermes, 17 entre un et trois ans, et ... 2 entre trois et cinq ans, ce qui apparaît très étonnant compte tenu des maximums encourus. Le procureur de la République de Nanterre nous fournit une part d'explication de la sévérité de la répression. Son tribunal correctionnel a eu à connaître, en 1992, 340 personnes pour usage seul, dont 2/5 ont fait l'objet d'une peine de prison ferme de 5 à 7 mois. Cette sévérité s'expliquerait essentiellement par le fait qu'il s'agirait "d'usagers de drogues dures ne se présentant pas à l'audience en dépit de ce qu'ils aient été personnellement convoqués et dont le casier judiciaire ne laisse planer aucun doute sur les dépendances toxicomaniaques, avec tout ce qu'elle implique de violence, lorsqu'on sait que le gramme d'héroïne vaut 800 francs et le gramme de cocaïne 1'000 francs" (2). Il arrive donc que la personne soit condamnée pour simple usage parce que des faits plus graves n'ont pu être établis, mais sont hautement probables. De plus, certains usagers arrêtés sont convoqués au parquet en vue d'une injonction thérapeutique, à défaut de quoi ils sont jugés de façon réputée contradictoire en risquant une peine de prison ferme. Une étude menée sur l'exploitation des données du casier judiciaire sur les années 1989/90/91 montre que, en ne retenant qu'une condamnation par individu, 4'242 condamnations de 1991 pour simple usage de stupéfiants ont concerné 3'591 personnes(3). Les deux tiers d'entre elles ont été condamnées à l'emprisonnement, le plus souvent assorti d'un sursis total. 859 usagers simples (24%) ont été condamnés à une peine d'emprisonnement ferme, pour des peines allant de 8 jours à deux ans, le quantum moyen étant de 3,5 mois. La part des peines d'emprisonnement ferme augmente avec l'âge des condamnés, et le fait de précédentes condamnations, notamment lorsqu'elles portent sur la législation relative aux stupéfiants; enfin, la part des peines fermes est deux fois plus importante pour les maghrébins. Parmi ces 859, 160 ont été condamnés à des peines d'emprisonnement ferme prononcées en 1991 alors qu'ils n'avaient pas de condamnation portée au casier judiciaire depuis le 01/01/1989. Plus de la moitié (89), ont été condamnés par défaut. Les 71 condamnations contradictoires ou contradictoires à signifier se répartissent en une trentaine de juridictions ne permettant pas d'expliquer une politique particulière. On ne peut pas savoir, à partir des données disponibles, combien de peines fermes ont été effectivement exécutées (compte tenu des oppositions à jugement par défaut, des aménagements de peine, ou encore de la non-mise à exécution), et donc combien d'individus sont incarcérés du seul fait d'usage illicite de stupéfiants. Ce dont on est sûr, c'est que le chiffre du docteur Olivenstein se situe très au-delà de la réalité. Seule une enquête de l'administration pénitentiaire, sur l'ensemble des établissements, un jour donné, pourrait fournir un chiffre exact, à moins que d'ici là, la dépénalisation de l'usage de stupéfiants ne résolve les problèmes, au risque de mettre des statisticiens au chômage...
Annie Kensey et Jean-Paul Jean
(1) "Le quotidien du médecin" 1er août 1990. (2) Discours de rentrée, janvier 1993. (3) Stéphanie Lemerle, "recherche de facteurs explicatifs au prononcé de peines d'emprisonnement ferme pour simple usage de stupéfiants" SDSED 1993.
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