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ECLAIRAGES (1)

(Juillet 1995 - numéro 7)

 

Dévoiler, chiffrer

Comment révéler l'ampleur et l'évolution des maltraitances de mineurs?

«Cinquante mille enfants sont maltraités en France: en parler, c'est déjà agir». En lançant sous cet intitulé, en 1985, une campagne de sensibilisation, le ministère des Affaires sociales et de la Solidarité nationale souhaitait associer l'opinion publique à sa propre prise de conscience et s'appuyer sur l'évolution des normes, des interdits et des objectifs éducatifs. L'interdiction de maltraiter les enfants devait être renforcée par l'interdiction de taire les maltraitances. Il s'agissait de favoriser le dévoilement de situations considérées comme d'autant plus intolérables qu'on les disait prospérer dans le secret de la protection individuelle, familiale et collective due aux enfants. Il s'agissait aussi d'afficher une position de principe à l'égard d'un problème en mesure de bénéficier d'une visibilité croissante dans un domaine où la lutte contre la mortalité infantile puis contre la mortalité périnatale a perdu ses aspects prioritaires. L'injonction était, et demeure, de parler et faire parler, et plus encore de promouvoir des dispositifs d'accueil de cette parole.

Le chiffre alors publié - 50'000 enfants maltraités - résultait de l'extrapolation au niveau national d'études monographiques locales réalisées en 1982 (en Meurthe-et-Moselle et dans la région parisienne). Encore cette extrapolation, à laquelle les auteurs avaient d'ailleurs vivement dissuadé de procéder, n'aurait-elle dû permettre de conduire qu'à une fourchette estimative de 30 à 40'000 mineurs.

 

Un chiffre pour faire parler?

Fidèle à sa mission, ce chiffre a fait parler et continue de faire parler. Mais il apparaît avec le recul qu'il a surtout été amené à faire parler de lui. Les pouvoirs publics, qui entendaient inciter à la juste et nécessaire prise en compte des réalités des maltraitances, semblent ainsi avoir mis le doigt dans l'engrenage d'une logique médiatique dont le développement et les finalités lui échappent.

On observe en effet que, depuis dix ans, la presse cite ce chiffre comme si sa pérennité était inéluctable. Elle s'en montre friande pour illustrer des articles consacrés aux maltraitances d'enfants: faits divers, émissions de télévision, manifestations publiques, campagnes d'affichage, publications d'ouvrage, etc. Dopée par cette accroche statistique, elle tend en général à traiter ces événements sur un ton de dramatisation des faits et de dénonciation offusquée des responsables - parents, professionnels, pouvoirs publics. On peut même se demander si, effrayés par de tels messages, certains jeunes parents n'en viennent pas à considérer que le risque de devenir maltraitants est si élevé et si proche d'eux que la meilleure façon de le prévenir consiste à ne pas avoir d'enfants.

Peu importe que la valeur de référence de ce chiffre ait fait l'objet de multiples critiques depuis 1985 et qu'elle ait été désavouée par les services ministériels. Peu importe qu'une estimation nationale, rigoureuse et méthodique, portant sur 96 départements, réalisée par l'Observatoire national de l'action sociale décentralisée (ODAS), communiquée à la presse le 14 janvier 1993, ait rendu compte de certitudes limitées à 9'000 enfants maltraités physiquement ou sexuellement pour l'année 1991. Le chiffre antérieur tend à fonctionner pour son propre compte, ou pour le compte de ceux qui le maintiennent en circulation

Le chiffre dit noir de l'enfance maltraitée - parfois intitulée, dans une emphase judéo-chrétienne, enfance «martyrisée» - fait l'objet de toutes sortes de surenchères: les 150'000 enfants maltraités invoqués en 1990 par l'association Enfance et partage sont devenus 300'000 dans un article du 21 janvier 1993 de l'hebdomadaire La Vie, et même 500'000 dans un article de mars 1993 du Panorama du Médecin.

Ceux qui diffusent de tels chiffres se gardent bien en général de les assortir d'une définition précise des situations recensées et de décrire la méthode et le contexte de leur production. Ils y trouvent surtout l'occasion d'épingler l'incapacité des pouvoirs et des services publics et plus généralement des professionnels de l'enfance à prévenir et à dépister les cas de maltraitances, et leur inefficacité à les prendre en charge et à les résoudre. La pérennité ou l'aggravation des chiffres ainsi livrés à l'opinion sont interprétées non pas comme des conséquences du renforcement de la vigilance et de la visibilité publiques à l'égard du phénomène, mais comme le signe de l'incapacité des dispositifs publics, quels qu'ils soient, à les réduire. Sont alors plus ou moins explicitement posées la question de la pertinence et de l'adéquation des moyens d'intervention dont disposent ces dispositifs et, partant, celle de leur comparaison avec les moyens, moins coûteux et supposés plus opérationnels parce que plus expéditifs, déployés au sein de la société civile par les groupes de pression et les initiatives privées.

Certes, les termes de ce débat ne doivent être ni méprisés, ni contournés. Ils touchent le délicat problème de la légitimité respective des organismes publics et des organismes privés à intervenir dans l'intimité, dans le secret de la vie des individus et des familles. Mais ce débat n'est pas spécifique et s'applique à la plupart des domaines de l'action sociale ou sanitaire. En outre, il doit mobiliser une argumentation d'ordre éthique, juridique et déontologique, et non pas d'emblée statistique ou prétendue telle.

Tout chiffre prétendant estimer l'ampleur des maltraitances à un moment donné, loin d'être parlant comporte le risque de faire dire n'importe quoi à ceux qui s'en saisissent. Livré de façon brute et isolée, sans prise en considération du contexte méthodologique de sa production ni du contexte politique de son utilisation, il masque plus souvent qu'il n'éclaire des réalités dont il devait initialement susciter la mise à jour. Il fonctionne comme un symptôme: désignant avec insistance et sans nuance l'existence d'un problème, il ne permet pas pour autant d'être instruit d'emblée sur les sources profondes de ce problème.

De ce point de vue, le concept de chiffre et l'action de chiffrer sont conformes aux représentations qu'en donnent les dictionnaires.

 

Secret et connaissance: les deux visages du chiffre

Etymologiquement, le mot chiffre provient, via le latin médiéval cifra, du mot arabe zéfiro, contracté en sifr, qui désigne le zéro, c'est-à-dire cette invention mathématique majeure qui facilite la représentation écrite des quantités de tous ordres et des opérations effectuées à leur propos.

Le mot chiffre peut évoquer tout à la fois un signe numérique, la valeur d'une chose, une combinaison de coffre fort, un code secret, ou encore un service ministériel affecté à la correspondance par cryptogramme.

L'étymologie du mot secret souligne à sa façon cette convergence sémantique forte entre les concepts de chiffre et de secret. Au cœur de cette convergence se révèlent les méthodes et les enjeux du concept d'évaluation, dans son acception de jugement de valeur. Assortir une information d'une indication chiffrée peut contribuer à en occulter la teneur réelle. Pour rendre le message de nouveau intelligible, pour qu'il reste le vecteur de connaissances utiles, il faut pouvoir dire ce que le chiffre produit permet de discerner, comment il le fait et pourquoi.

Supposons que, pour mieux en connaître l'ampleur et l'évolution, on souhaite évaluer rigoureusement la présence, la fréquence d'un fait ou d'une série de faits - par exemple les maltraitances de mineurs, ou encore évaluer les caractéristiques et l'impact d'une action ou d'une série d'actions s'attachant à ces faits - par exemple les programmes de prévention, de dépistage, de prise en charge de ces maltraitances.

Il conviendra d'abord d'identifier précisément ces faits et ces actions en les distinguant des faits (par ex. les incohérences éducatives) et des actions (par ex. les mesures de tutelle aux prestations familiales) qui leur ressemblent, mais avec lesquels ils ne sauraient être objectivement confondus. Ce travail de discrimination consiste à passer les réalités sociales observées au crible de définitions de référence. Chacune de celles-ci est constituée d'une série de critères qui auront été préalablement et explicitement choisis en fonction des objectifs visés par l'évaluation, mais aussi en fonction de l'état du débat social et de l'état des connaissances. Par exemple, ce n'est que depuis une dizaine d'années que l'on s'attache, en France, à cerner ce qui relève des sévices sexuels et à inclure ceux-ci dans le champ des maltraitances. C'est dire à quel point le caractère conventionnel et évolutif, dans le temps et dans l'espace, des définitions élaborées pour l'observation statistique dépend étroitement en ce domaine de la volonté sinon d'éclairer du moins d'orienter le débat social relatif au regard porté sur des problèmes réputés d'ordre privé. En choisissant de modifier ou non le calibre du crible des observations qu'elle commandite, l'action publique tend donc à interroger fondamentalement les frontières de sa responsabilité et de ses missions en matière de protection de l'enfance, et à hiérarchiser en conséquence les situations qui lui sont soumises selon la part de secret légitime qu'elle leur reconnaît.

L'observation des faits et des actions à évaluer devra puiser à différentes sources et être en mesure de garantir à chacune que la sélection et le traitement des données fournies bénéficieront des attributs positifs du «secret», à savoir: les limitations voire l'interdiction apportées au dévoilement de l'identité particulière des acteurs impliqués, mais aussi, si ces conditions sont respectées, l'autorisation de révéler et de valoriser la signification générale des faits et des actions étudiés.

Les données ainsi collectées apparaîtront donc le plus souvent résumées sous une forme codée qui permettra d'en chiffrer l'expression, puis d'en déchiffrer le sens. Cette démarche est souvent dénoncée comme relevant d'une logique technocratique froide et suspecte de contribuer à dissimuler la pleine signification des faits observés. Elle procède certes de l'inévitable, et sans doute toujours critiquable, modélisation de la réalité inhérente à toute démarche d'observation statistique. Elle propose cependant une présentation des chiffres produits qui, bien que formelle, est avant tout destinée à promouvoir la cohérence et la rigueur de leur interprétation, du commentaire de leurs éventuelles disparités et évolutions dans le temps et dans l'espace, de leur croisement avec d'autres données chiffrées, bref de leur exploitation au service de l'action.

L'essentiel est bien là. Les procédures évaluatives s'appuient sur les domaines autorisés de l'intervention publique pour déterminer les critères d'inclusion des cas de maltraitances. Elles procèdent de même pour étudier les caractéristiques des réponses professionnelles et institutionnelles apportées. Elles trouvent dans les chiffres ainsi obtenus le principal instrument d'expression de leurs observations. Mais en fin de compte, l'exploitation de ces chiffres doit produire non seulement de nouvelles connaissances sur les phénomènes observés, mais aussi du sens pour comprendre et pour guider l'action. Les décideurs politiques et administratifs ont en effet besoin de disposer de tels outils pour promouvoir la pertinence et l'efficacité des interventions professionnelles.

 

Les chiffres au service de l'action?

La loi du 10 juillet 1989, relative à la prévention des mauvais traitements à l'égard des mineurs et à la protection de l'enfance, est venue modifier le code de la famille et de l'aide sociale et le Code de procédure pénale dans le but d'étendre et de coordonner les champs d'exercice de la protection des mineurs. Elle a défini à cet effet des responsabilités de mission et des procédures d'intervention nouvelles. Celles-ci sont destinées à systématiser le dévoilement ainsi qu'à améliorer la portée et l'efficacité des actions préventives et de prise en charge de phénomènes que la loi qualifie de «mauvais traitements à l'égard des mineurs» sans pour autant définir ce terme.

La loi confie l'essentiel de ces nouvelles responsabilités aux présidents de conseil général et aux services placés sous leur autorité, en liaison avec les représentants de l'État dans les départements. Elle fait en particulier obligation à chaque département de constituer, ou de restructurer, un dispositif permettant d'organiser le recueil permanent des informations relatives aux mineurs maltraités sur son territoire et aux interventions concertées dont ils font l'objet. Simultanément, elle rend obligatoire, dans certaines conditions, leur articulation avec les autorités judiciaires.

Cette même loi crée d'autre part un Service national d'accueil téléphonique pour l'enfance maltraitée (SNATEM), d'accès gratuit. Il est chargé d'établir une étude «épidémiologique» annuelle réalisée sur la base des informations qu'il recueille et de celles renvoyées par les départements. Le législateur n'a toutefois ni explicité les objectifs de telles études ni le cadre méthodologique requis pour les réaliser.

Mais l'ambition épidémiologique exprime ici le pari qu'un éclairage scientifique de l'action publique offre des garanties sérieuses et des repères fiables pour gérer la délicate interface entre le respect de la vie privée et le respect du droit des mineurs.

Ce contexte et la promotion par le gouvernement de l'heure d'une «culture» en faveur de l'évaluation des politiques publiques, ont incité le législateur à conclure la rédaction de la dite loi par un article stipulant que «le ministre chargé de la famille présentera au Parlement, avant le 30 juin 1992, et tous les 3 ans à compter de cette date, un rapport rendant compte des résultats des recherches menées sur l'enfance maltraitée et proposant toutes mesures propres à en diminuer la fréquence et la gravité». Le même rapport établit un bilan de fonctionnement du dispositif départemental de recueil d'information et du service d'accueil téléphonique).

Ainsi le recours aux chiffres est-il amené, par et pour les pouvoirs publics, à changer de registre. Il doit renoncer à son rôle d'instrument médiatique au service de la mobilisation de l'opinion publique et des professionnels et au service de l'incitation au dévoilement des maltraitances, pour devenir un outil d'évaluation et par conséquent de pilotage des politiques de prévention et de protection dans ce domaine. Une telle évolution ne se décrète pas aisément.

 

De nouvelles attentes vis-à-vis de la production de chiffres

Du fait des nouvelles dispositions législatives, le ministère des Affaires sociales s'est trouvé confronté à la nécessité de proposer et à la difficulté d'imposer des orientations guidées par le besoin d'estimer régulièrement, au niveau national, l'ampleur et surtout l'évolution des phénomènes de maltraitance. Il a confié en 1991 à l'Institut de l'enfance et de la famille (IDEF) la mission de réunir un groupe d'experts chargé d'étudier la faisabilité d'une telle estimation régulière.

La question posée au groupe se résumait ainsi: dans quelle mesure et à quelles conditions est-il actuellement possible, en France, d'engager une démarche d'épidémiologie sociale strictement descriptive au service de l'évaluation initiale et continue des dispositifs institutionnels créés par la loi du 10 juillet 1989? Implicitement, il s'agissait moins d'une demande d'apprécier la faisabilité d'une telle approche que d'une demande de proposer les bases, politiquement, déontologiquement et éthiquement acceptables, d'une méthodologie spécifique, dans un domaine où les exigences et les contraintes imposées par plusieurs ordres de secrets peuvent occasionner autant de biais possibles pour la mesure.

Il est apparu au groupe d'experts que les principales difficultés de fond tenaient à la possibilité ou non de définir des indicateurs pertinents pour procéder à des mesures quantitatives, et plus encore, à la possibilité ou non d'instruire ces indicateurs de façon fiable, exhaustive et continue, compte tenu des pratiques de terrain observées et des dispositions législatives concernant la décentralisation et le secret professionnel.

Le groupe a formulé en janvier 1992 les éléments de réponse suivants:

1) Il est envisageable de procéder, au niveau des départements et au niveau national, à des mesures estimatives de l'ampleur et de l'évolution des mauvais traitements à l'égard des mineurs. Il convient toutefois de préciser que ces mesures ne peuvent concerner, en l'état, que les mauvais traitements signalés et dûment objectivés comme tels (…).

2) Toute recherche visant, avec de tels objectifs de quantification, à produire des résultats susceptibles d'être comparés dans l'espace et dans le temps devra réunir au moins deux conditions préalables et initiales de faisabilité:

  • avoir déterminé clairement et précisément ce qu'elle décrira sous le terme de mauvais traitements, c'est-à-dire pouvoir s'appuyer sur une définition de base - quitte à l'enrichir par la suite;

  • avoir déterminé clairement et précisément les moyens techniques (outils, modalités, dispositifs) qui seront mobilisés pour le recueil, le traitement et l'interprétation des données chiffrées utiles - quitte à évaluer, à développer et à diversifier ces moyens par la suite.

3) Au vu de la disparité actuelle des définitions qui circulent et, plus encore, de celle des outils disponibles pour le recueil des données, il est illusoire d'attendre de telles recherches qu'elles permettent de saisir à court terme la réalité exhaustive et chiffrée du phénomène des mauvais traitements à l'égard des mineurs. Si, dans l'immédiat, la production du chiffre noir national de la maltraitance ne peut donc pas être raisonnablement mise à l'ordre du jour, plusieurs arguments, en revanche, plaident dores et déjà en faveur d'une extension du champ de la recherche descriptive à l'étude du contexte général et des contextes particuliers de survenue des phénomènes de sévices et de négligences à mineurs. (…).

Le ministère des Affaires sociales a clairement manifesté sa volonté de donner des prolongements concrets aux voies ainsi ouvertes. Il a créé de nouveaux outils statistiques nationaux. Il a confié à un groupe de travail animé par l'ODAS la tâche de concevoir un cadre méthodologique général permettant de rationaliser les systèmes locaux et nationaux d'informations sur l'enfance maltraitée, et notamment de rendre possibles les regroupements et les comparaisons, dans le temps et dans l'espace, de ces informations. Ce groupe s'est donné comme premier objectif de définir, puis de tester et de diffuser au niveau des départements, des outils et des procédures homogènes de recueil et d'exploitation des données départementales relatives aux maltraitances de mineurs.

 

Révéler les chiffres relatifs aux maltraitances de mineurs

Aux yeux des observateurs avertis, le nombre de situations de maltraitances avérées enregistré pendant une année donnée dans un département donné ne dépend:

  • ni des seules «caractéristiques maltraitantes» de la population et des institutions de ce département;
  • ni du seul effort fourni localement et nationalement pour favoriser la reconnaissance et le dévoilement de ces situations par la population et par les professionnels;
  • ni de la seule efficacité des services locaux chargés d'en prévenir la survenue et d'en réduire les risques de survenue;
  • ni de la seule qualité des concertations et des articulations locales impulsées par le dispositif départemental de recueil des signalements dans le but d'accroître l'exhaustivité de ce recueil.

Aucun de ces facteurs explicatifs n'évolue indépendamment des autres. Aucun d'entre eux ne peut être évalué à l'aune de quelques normes de référence que ce soit. Tous peuvent en revanche se prêter à une interprétation locale régionale ou nationale - voire internationale. «Interprétation» ne doit pas être pris ici dans une acception persécutive, il ne s'agit pas de révéler ce qui serait derrière le chiffre, mais ce qui était avant lui et ce qui va avec lui.

Le fait de présenter un chiffre en même temps que le contexte dans lequel et par lequel il est produit devrait donc être perçu comme ne relevant d'aucune autre intention que celle de fournir des objets d'analyse aux décideurs et aux acteurs concernés. Seule la contextualisation des chiffres estimatifs semble être en mesure d'aider à faire évoluer les services et les pratiques qui relèvent de la responsabilité des décideurs et des acteurs. Par contextualisation, il faut entendre la volonté délibérée de ne jamais afficher isolément les valeurs absolues ou les taux annuels de maltraitances signalées dans un territoire donné, mais, pour rendre intelligibles les disparités et les évolutions de ces chiffres, de les mettre systématiquement en relation avec le contexte de réalisation de l'observation et des interventions et avec le contexte local de survenue des situations.

La référence à l'intérêt supérieur de l'enfant devrait donc soutenir l'intérêt actif des professionnels pour une démarche qui, finalement, relève plus de l'épidémiologie analytique, c'est-à-dire explicative, que de l'épidémiologie descriptive, c'est-à-dire quantitative. Une telle implication, consentie et vigilante, aura sans doute raison d'une série d'obstacles encore trop souvent formulés en termes de résistances au projet, supposé totalitaire ou (re)centralisateur de l'État, de vouloir favoriser l'effraction d'un certain nombre de secrets:

  • le secret dû au fonctionnement interne des différents services relevant du conseil général, que seraient censés devoir garantir, dans une certaine mesure, l'esprit et la lettre des lois de décentralisation, et dont toute violation trahirait la volonté masquée de l'État de conserver un regard inquisiteur sur la gestion locale des secrets de la nation;

  • le secret professionnel, décliné en des registres variables par les institutions médicales, sociales, judiciaires, voire éducatives, et dont certaines incompatibilités présumées servent de prétexte au maintien de cloisonnements inter-institutionnels excessifs ou contre-productifs, ainsi que de base argumentaire à l'invalidation a priori des approches quantitatives et évaluatives;

  • enfin le secret de la vie privée des familles.

Ce dernier point mérite qu'on le problématise en guise de conclusion ouverte, dans la mesure où il relève d'un débat d'ordre fondamentalement éthique, portant sur la légitimité et sur les domaines de l'intervention publique. Des considérations relevant des seuls besoins méthodologiques de l'épidémiologie ne sauraient en effet ni résumer ni trancher les termes d'un tel débat.

La révélation rigoureuse des chiffres relatifs aux situations de maltraitances avérées et à leur environnement n'est que l'un des moyens permettant de réduire l'insuffisance du dévoilement de souffrances restant invisibles au cœur des secrets familiaux (et institutionnels). Les limites de l'investigation publique devraient être constamment articulées à l'attente et à la tolérance que chaque enfant - quand il en a les moyens - manifeste vis-à-vis d'une intrusion significative des différents acteurs chargés de la protection des mineurs dans le secret de sa vie familiale. Mais une telle position semble bien utopique dans la mesure où, pour être acceptable, elle devrait pouvoir s'appuyer sur une mobilisation adéquate des réseaux communautaires de proximité et sur l'entretien de la vigilance et de la solidarité de tous à l'égard de tous les enfants.

Sur quel accueil de sa parole l'enfant maltraité peut-il donc fondamentalement compter au sein de la société, lorsque l'on sait que son rapport au secret peut-être perturbé au point que, s'identifiant au malaise des adultes, il est souvent amené à déclarer que le roi - parents, institutions, dispositifs d'alerte - est très correctement vêtu quand, du point de vue de tout regard extérieur objectif, il est si manifestement nu?

Rappeler que certains enfants sont traités de telle façon qu'ils perdent précocement l'un des attributs de l'enfance - dire que ce qui est vu est vrai - est une façon bien peu optimiste de conclure. Mais serait-il réaliste de donner à penser qu'il existe pour l'enfance un avenir radieux à l'horizon duquel brillerait, comme un soleil qui jamais ne se couche, un chiffre de la maltraitance égal à zéro?

 

F. Jésu


Pour appréhender l'évolution de la population concernée par la protection de l'enfance, l'observatoire de l'enfance en danger de l'ODAS a réalisé en avril 1995 une étude sur l'année 1994 prolongeant les travaux sur 1992 et 1993. L'enquête permet d'étudier les moyens déployés par les 92 départements participants dans le cadre de la loi du 10 juillet 1989: organisation des signalements et de leur observation, concertation inter-institutionnelle, formation des professionnels, évaluation des dispositifs… L'étude conduit à une évaluation du nombre d'enfants maltraités enregistrés comme tels en 1994 et permet deux constats.

Les signalements d'enfants en danger augmentent sensiblement entre 1992 et 1994 et il en va de même des saisines judiciaires (25'000 en 1992 et 31'000 en 1994). Ceci s'explique par une fragilisation sociale accrue des familles mais aussi par un repérage plus précoce des situations à risque.

1992

1994

Signalements d'enfants maltraités

15'000

16'000

Signalements d'enfants en risque

30'000

38'000

Signalements d'enfants en danger

45'000

54'000

Parmi les signalements d'enfants maltraités en faible augmentation entre les deux périodes, la nette augmentation des victimes d'abus sexuels doit être interprétée avec prudence: les effets positifs des campagnes de sensibilisation ont joué un rôle important mais que cette enquête ne peut mesurer.

1992

1994

Nature des maltraitances

violences physiques

6'500

7'000

abus sexuels

2'500

4'000

négligences lourdes

(Estimation globale)

4'000

cruautés mentales

(6'000)

1'000

Total enfants maltraités

15'000

16'000

Signalement:
document écrit établi après évaluation pluridisciplinaire et si possible pluri-institutionnelle d'une information faisant état de la situation de l'enfant et de la famille et préconisant des mesures. A distinguer de l'information reçue à propos d'un enfant.

Enfant maltraité:
qui est victime de violences physiques, cruautés mentales, abus sexuels, négligences lourdes ayant des conséquences graves sur son développement physique et psychologique.

Enfant en risque:
qui connaît des conditions d'existence risquant de mettre en danger sa santé, sa sécurité, sa moralité, son éducation ou son entretien, mais qui n'est pas pour autant maltraité.

Enfants en danger:
ensemble des enfants maltraités et des enfants en risque.