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ECLAIRAGE PUBLIC (Août 1996 - numéro 10)
Voici trois textes qui traitent du même sujet, du seul sujet qui divise éternellement le sujet: celui des hommes et des femmes - ici, plus précisément, celles et ceux qui gagnent leur vie. Roland s'interroge sur la mesure de l'écart qui les sépare, Claude (masculin) commente ce premier texte et enfin Dominique (féminin) conclut à propos des deux. Tout est clair.
3: Toutes choses égales par ailleurs Quand on compare l'écart salarial hommes femmes, que compare-t-on? Sur quelles rémunérations est calculé cet écart? Dominique Meurs est l'auteur d'un Que sais-je (n°654-1995) sur la rémunération du travail. Rappelons que dans le chiffre de 20% publié par l'INSEE, la comparaison porte sur les salariés travaillant à temps plein. L'idée ici est de saisir une différence de rémunération horaire, en effaçant ce qui est dû au temps de travail. Si l'optique avait été les gains perçus par le salarié, c'est-à-dire les revenus dont disposent les salariés pour leur choix de consommation et d'épargne, le pourcentage aurait été calculé sur l'ensemble des rémunérations, indépendamment des temps effectivement travaillés. L'écart aurait été plus considérable, puisque les temps partiels sont à dominante féminine. La signification aurait également été différente, et l'interprétation tributaire de ce que l'on pense du temps partiel. Supposons que celui-ci soit un temps choisi. La rémunération totale inférieure des femmes pourrait s'interpréter par le fait qu'elles accorderaient davantage que les hommes un "prix" au temps hors travail et qu'il leur est plus "coûteux" d'accroître leur offre de temps de travail. Si l'on pense au contraire que le temps partiel est un temps contraint, accepté faute de mieux, se pose immédiatement la question de l'accès aux femmes à des temps pleins. L'écart enregistré mesurerait alors en partie la ségrégation en termes de temps de travail que subirait une partie de la main d'uvre féminine. Comparer les salaires hommes femmes en homogénéisant juste les populations du point de vue de leur temps de travail appelle immédiatement des remarques sur l'origine de cet écart salarial. Les différences de structure entre les deux populations (niveau de formation, niveau de qualification, expérience professionnelle, en ce qui concerne les principales caractéristiques individuelles, taille de l'entreprise, secteur d'activité, régions pour les caractéristiques d'entreprise) seront mises en avant comme facteurs explicatifs des différences de salaire moyen. La préoccupation ici revient à une analyse en terme de discrimination: une femme ayant exactement les mêmes caractéristiques professionnelles qu'un homme perçoit-elle un salaire inférieur? Si oui, on se retrouve dans une situation de discrimination pure, c'est-à-dire que le seul et unique fait d'être une femme pénalise la salariée. De telles analyses conduites sur les données françaises en 1992 aboutissent à un désavantage salarial de l'ordre de 13% au détriment des femmes, «toutes choses égales par ailleurs», c'est-à-dire une fois tenu compte dans l'équation de salaire de toutes les caractéristiques connues (formation, expérience, qualification, conditions de travail, etc) des individus et des entreprises. A-t-on par cette démarche une "vraie" mesure des inégalités entre hommes et femmes? Naturellement non. Les économistes avanceront avec prudence que l'écart concerne des salariés apparemment identiques, l'usage de l'adverbe apparemment signifiant que l'on ne dispose pas d'une information exhaustive sur l'emploi réellement occupé (degré de pénibilité, régime horaire de travail, risques professionnels), ni sur les compétences réelles du salarié (efficacité, niveau de connaissances, etc.). Toutes ces variables pourraient peut-être, si elles étaient intégrées dans l'analyse, réduire encore l'écart. À la limite, pour les tenants de l'analyse classique, il ne devrait y avoir aucune différence dans le prix du travail si tous les facteurs étaient pris en compte et si la mobilité de la main d'uvre était suffisante. En effet, si l'on reprend le raisonnement de Becker sur la discrimination, payer davantage un homme qu'une femme pour des tâches effectuées strictement équivalentes entraîne un surcoût pour l'entreprise, qui représente en quelque sorte la valeur qu'elle attache à son préjugé en faveur des salariés masculins. Cela ne pourrait que réduire son profit par rapport à des entreprises concurrentes non sexistes et, à terme, entraîner sa disparition. Pour les tenants de cette école, l'écart constaté entre les rémunérations des hommes et des femmes tient essentiellement à des choix faits en amont du marché du travail, à savoir les choix éducatifs, et une politique de réduction des inégalités passerait par l'ouverture plus large des filières professionnelles les plus rentables aux femmes. Les entreprises non-sexistes auraient alors plus de possibilités de recrutement et la dynamique économique provoquerait un nivellement des rémunérations. À cela les économistes moins orthodoxes rétorquent que les marchés réels sont loin d'être concurrentiels; en particulier le marché du travail est cloisonné et la mobilité de la main d'uvre imparfaite. La méthode consistant à rendre le plus possible les populations comparables et à isoler l'effet pur de discrimination salariale est donc en elle-même contestable. Elle présuppose que tous les secteurs et tous les postes sont également accessibles à tous. Imaginons une société où il n'y aurait aucun écart salarial à qualification égale et où pourtant il existerait un écart moyen de rémunération parce que la main d'uvre masculine occuperait le haut de la hiérarchie (cadres et techniciens) et la main d'uvre féminine serait exclusivement employée dans les postes non-qualifiés. Cette société appliquerait la loi "à travail égal, salaire égal", et néanmoins l'inégalité des revenus serait flagrante. Ici, c'est le concept de ségrégation qui est pertinent: dans quelle mesure l'accès à tous les postes est possible, tant pour les hommes que pour les femmes? La plupart des études sur les différences hommes femmes adopte cette démarche et étudie non seulement l'égalité des salaires hommes femmes "toutes choses égales par ailleurs", mais l'accès des femmes à des postes réunissant des conditions favorables (salaires élevés, contrat à long terme, opportunités de carrières, etc). L'écart salarial est alors décomposé en deux parties: celle résultant d'un effet-prix (différence de taux de rémunération pour des emplois apparemment identiques, ou discrimination pure) et celle résultant des différences dans la structure par emploi de la main d'uvre (effet ségrégation). Les conséquences de la ségrégation sont bien plus pernicieuses que la discrimination. En effet, le risque est que lorsque les emplois bien rémunérés sont fermés à la main d'uvre féminine, celle-ci est moins disposée à s'engager dans les formations longues requises car la probabilité de mettre à profit les compétences acquises est réduite. La ségrégation a alors toute chance de perdurer de génération en génération En conclusion, un seul indicateur, quel que soit le sens dans lequel on l'exprime ou la méthodologie choisie, ne suffit pas à lui seul à rendre compte de l'ampleur des inégalités. Il est certes utile de calculer un pourcentage global, de suivre son évolution dans le temps et nécessaire de compléter cette approche par un calcul des écarts "toutes choses égales par ailleurs", afin d'éliminer l'effet des seules évolutions structurelles. Mais se limiter à la mesure de la discrimination pure et ignorer les effets de ségrégation serait profondément réducteur.
Dominique Meurs |