Pénombre
Bienvenue sur www.penombre.org
Publications
Home page
Rechercher
Contact
Numéros
Thèmes
Auteurs

LUMIERES SUR LA VILLE

(Août 1996 - numéro 10)

 

Du bon usage de la précision

Il peut être opportun d'ajuster la précision des chiffres aux propos tenus, sous peine d'extravagance

Un kinésithérapeute me disait un jour qu'il ne pouvait voir quelqu'un dans la rue sans aussitôt remarquer ses attitudes fautives ou ses déformations. Pour moi, statisticien, c'est pareil: quoi que je lise, chaque jour je bute sur des incongruités mineures. Il en est de plus graves; mais, comme pour la scoliose, c'est à force de petits défauts qu'on prépare de grands maux.

Populations et Sociétés d'avril 1996 (INED) publie une étude autorisée sur l'alimentation humaine en 2050. Je recommande vivement à tout citoyen du monde (et même aux politiques) la lecture de ce papier. Il est excellent. Ceci n'est aucunement ironique, malgré les agaceries métrologiques qui vont suivre. En trois pages, il donne un éclairage sur un problème majeur: quelques ordres de grandeurs, le subtil enchevêtrement de phénomènes divers et donc la mise en garde contre des arithmétiques simplettes. Somme toute, une certaine intelligence de se qui se passe.

C'est par contraste avec cette qualité qu'on regrettera les inutiles imperfections dans l'invocation des chiffres.

On y relève notamment: "Au plan mondial, la FAO a évalué la moyenne des disponibilités alimentaires pour 1992, à 2718 calories par personne et par jour. Cette estimation prend en compte les importations et les variations de stocks. Elle exclut les exportations, les utilisations destinées à l'alimentation du bétail, aux semences ou à des fins non alimentaires et les pertes entre la production et la vente au détail."

Il vaut mieux s'émerveiller qu'être pris d'hilarité violente devant la précision du chiffrage: 2718; avec quatre chiffres significatifs, mâtin! Connaître avec cette précision la production de la Beauce paraît difficile. Mais sans doute y a-t-il moins de problèmes pour l'Indonésie et la Bolivie… La compilation d'estimations disparates, l'arbitraire des coefficients correctifs, cent circonstances font qu'il serait déjà méritoire de donner un chiffre à ± 20% près. Rapporter un résultat illusoirement aussi précis dénote la méconnaissance de l'idée même de fiabilité.

Et par ailleurs, pour les politiques qu'il est question de mener, on n'a de toute façon pas besoin d'une telle précision.

Autre remarque: ça fait sérieux d'expliquer comment le chiffre qu'on donne est calculé, ce qu'il recouvre et ce qui en est exclu. C'est même louable; et, si l'auteur ne le faisait pas, je le lui reprocherais. Las! Il s'agit, nous dit-on, du chiffre mondial. Que vient faire alors ici l'inclusion des importations (en provenance de Vénus?) et l'exclusion des exportations (à destination de Jupiter?)! Une fois saisi de doute, sur ce faux sérieux, vous vous demanderez si, après avoir exclu les aliments du bétail, on a bien inclus les produits animaux dans les ressources ainsi évaluées. Quitte à être explicite, on aurait pu le dire. Lancé maintenant sur cette voie du doute, vous demanderez si, ayant décompté les pertes entre la production et la vente au détail (sur lesquelles existent bien entendu des statistiques universelles et fiables), on a aussi décompté les pertes entre la production et la consommation lorsqu'il n'y a pas de commercialisation, ce qui reste le fait d'une fraction non négligeable de la population mondiale. Aussi, si on a bien compté les ressources de la chasse et de la pêche: où se pose le problème de compter ce qu'on a effectivement puisé dans la nature ou, ce qui serait plus conforme à l'exercice rapporté ici, les ressources offertes par la nature qu'on les prélève ou non…

Que seul j'aie le mauvais esprit de relever ces vétilles ne serait rien. Craignez néanmoins que si un jour, venant à citer quelques chiffres sur d'autres domaines, dont vous vous occupez, vous tombiez sur mon frère ou mon cousin. Lequel sera moins bienveillant. Car, je le suis, malgré l'ironie apparente. C'est qu'il est plus aisé de montrer sur un papier, par ailleurs bon, combien il est difficile de rapporter correctement des chiffres.

 

René Padieu