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QUESTIONS A DEUX PARLEMENTAIRES

(Novembre 1996 - numéro 11)

 

Lettre ouverte à Messieurs
Charles-Amédée du Buisson et Gérard Léonard, députés

 

Paris, le 11 novembre 1996

Messieurs les députés,

Votre rapport sur les «fraudes et les pratiques abusives» remis au Premier Ministre, en mai dernier, a montré que vous savez, tous deux, jongler avec les chiffres. C'est un art auquel Pénombre accorde tout l'intérêt qu'il mérite. Alors jonglons ensemble…

 

800'000

C'est l'estimation du nombre d'immigrés résidant irrégulièrement en France que vous proposez dans votre rapport. Rappelons que cela vous permet d'en conclure, dans Le Figaro du 9 mai: «La première des fraudes, les 800'000 étrangers irréguliers qui vivent en France […] La moitié d'entre eux travaillent. Ce qui veut dire que ces 400'000 étrangers irréguliers qui travaillent irrégulièrement en France coûtent 41,6 milliards de moins-values fiscales et sociales aux recettes publiques». Et cela sans le moindre conditionnel, la moindre hésitation, la moindre réserve quant à toutes les estimations faites pour en arriver là. Vous savez, vous en informez le Premier Ministre et, à l'occasion, l'ensemble des citoyens.

 

[200'000; 400'000]

C'est la fourchette de M. Lionel Jospin, premier secrétaire du parti socialiste (France 2, journal de 20h, dimanche 18 août 1996). Même avec l'hypothèse haute, il en trouve donc moitié moins que vous. Qui se trompe?

 

350'000

D'après Le Monde, c'est le nombre avancé, en 1991, par le Bureau international du travail (BIT). Le quotidien du 23 août 1996 reprend ce chiffre pour tenter une comparaison périlleuse avec nos partenaires: Allemagne, [150'000; 600'000] d'après les dirigeants allemands (sic), l'Italie, 350'000 d'après un recensement de Caritas (mais oui), l'Espagne et la Grande-Bretagne ne fournissent pas de données. Et Le Monde d'assurer, péremptoire, «l'existence, chez nos voisins, d'un phénomène de dimension comparable, voire supérieur». On appréciera le «voire supérieur». C'est signé: «de nos correspondants en Europe».

 

[150'000 ; 200'000]

Voici l'intervalle proposé par M. Laurent Joffrin dans Libération du 20 août 1996 et le rédacteur en chef de noter: «Le chiffre est élevé; il sera contesté par beaucoup de spécialistes. Mais adoptons-le pour éviter les polémiques statistiques». Façon amusante d'évacuer la «polémique». Remarquons aussi que M. Joffrin se trompe s'il pense que des spécialistes peuvent contester les chiffres qu'il avance. En revanche, ils contesteront la possibilité de le faire. Ce fut d'ailleurs dit par Michèle Tribalat (INED) dans… Libération au moment de la sortie de votre rapport. Mais Laurent Joffrin lit-il Libération?

Notez, que, sur le plan épistémologique, l'exemple de la mesure du nombre de clandestins est très intéressant. C'est une population qu'on ne peut mesurer qu'en la faisant «disparaître». En effet, chacun sait qu'il y a, a priori, une seule méthode pour compter les clandestins, certes de façon approximative : il suffit de les régulariser tous. Serait-ce une bonne chose? C'est une autre affaire sur laquelle nous n'avons pas à prendre parti ici.

 

180'000

M. Robert Broussard, à notre connaissance, toujours patron de la Direction du contrôle de l'immigration et de la lutte contre l'emploi des clandestins (la Dicilec) comptabilise, pour sa part, «180'000 immigrés clandestins», du moins sur la foi de la Vie (catholique) (28 mars 1996).

 

46'961

Enfin, on entre dans le domaine du comptage: c'est le nombre d'étrangers mis en cause par la police et la gendarmerie pour infraction à la police des étrangers en 1994 et publié par la Division des études et de la prospective de la Direction centrale de la police judiciaire du ministère de l'Intérieur.

 

12'020

C'est le nombre d'étrangers qui ont été éloignés effectivement du territoire national en 1994, chiffre lui aussi publié par la même division des études et de la prospective de la Direction centrale de la police judiciaire.

Il y a d'ailleurs une formule très simple pour obtenir votre estimation, 800'000, à partir du seul nombre à peu près sûr les 12'000:800'000 = 12'000 x 100/1,5. Ainsi pour vous, les mesures d'éloignement effectuées une année donnée représentent exactement 1,5% du «travail à faire». Dans un peu plus de 66 ans (100/1,5), le problème sera réglé (à condition qu'il n'y ait, d'ici là, pas d'autres entrées). L'estimation, basse, de Monsieur Jospin a l'avantage de limiter à un peu plus de trois quinquennats la période nécessaire.

Avouez qu'il y a de quoi se poser des questions. Aussi vous ai-je écrit le 19 mai 1996 pour vous demander des précisions sur l'origine de votre estimation. Je n'ai pas reçu de réponse.

Nous avons publié dans La lettre blanche n°10 de Pénombre un article concernant votre rapport, sous le titre «40 milliards de francs à l'ombre». Ce texte vous a naturellement été adressé, le 23 septembre 1996 pour que vous puissiez y répondre dans nos colonnes ou ailleurs…

A ce jour nous n'avons rien reçu. Secret défense?

Un dernier mot, tout de même. Pour le parti d'extrême droite «Front National», le nombre d'immigrés clandestins doit être de l'ordre de

6'000'000, 7'000'000 voire 10'000'000 ou plus.

Mais vous savez, Messieurs les députés, chez ces gens-là, on exècre sans compter, Messieurs, en bloc, sans se soucier du détail.

 

En m'excusant d'insister et en espérant toujours avoir des éclaircissements de votre part, je vous prie d'agréer, Messieurs les députés, l'expression de ma considération distinguée.

 

Pierre Tournier,
Président de Pénombre