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SUR LES ONDES

(Décembre 1998 - numéro 17)

 

Cinquante - Cinquante

Entendu à l'émission Staccato de France Culture, le 7 janvier 1998 vers 18h45, au cours d'un débat sur l'insécurité et la délinquance: "La fraude fiscale représente 50% de l'impôt sur le revenu; par conséquent s'il n'y avait pas de fraude, chacun d'entre nous paierait moitié moins d'impôt sur le revenu".

1° cette affirmation est-elle factuellement exacte?

2° est-elle fiscalement exacte?

3° est-elle arithmétiquement exacte?

Question subsidiaire: quel est l'auteur de cette assertion parmi les différents participants à la discussion: Antoine Spire, Jean-Luc Mathieu, Sebastian Roché ou Pierre Tournier?

 

René Lévy, sociologue
Cnrs/Cesdip

 

Réponses

1. Chiffres frauduleux?

Voulant sans doute déplacer le projecteur des étrangers en situation irrégulière dont il venait d'être question au cours de l'émission vers la fraude "des gros" qui coûte cher "aux petits", l'auteur n'a pas résisté lui non plus au raccourci magique des 50%.

Le propos rapporte l'ensemble des fraudes au seul impôt sur le revenu. C'est bien sûr une fiction fiscalement inexacte qui en cette période de déclaration fiscale fait mouche. Admettons cependant les choix du numérateur et du dénominateur et le si….

La recette fiscale provenant de l'impôt sur les revenus se monte à 450 milliards de francs en 1995; une fraude fiscale de 50% ce seraient donc 225 milliards de francs d'impôts non perçus.

S'agit-il de la fraude constatée? A l'évidence non. A l'issue de l'ensemble des contrôles 56 milliards de francs ont été rappelés pour 1995, soit 12,5% de l'impôt sur le revenu (pour conserver le raisonnement de l'auteur).

Le participant à l'émission pensait sans doute à la fraude estimée. Le montant en serait donc quatre fois celui de la fraude constatée. C'est factuellement approché. Donnons deux exemples d'estimation de la fraude.

Sur la base d'enquêtes fiscales (assez anciennes) la fraude a pu être estimée, par le Cesdip, à 160 milliards soit 36% des rentrées de l'impôt sur le revenu (1991). Le Syndicat national unifié des impôts évalue l'ensemble de la fraude à 195 milliards de francs, soit 46% des recettes fiscales provenant de l'impôt sur les revenus. Nous sommes presque à 50%.

En matière de fraude estimée il n'y a évidemment pas de chiffre arithmétiquement exact. Il n'y a que des estimations plafonds ou planchers, des quotas, des fourchettes et autres litotes pour dire que l'on propose une évaluation dont les choix de paramètres seront souvent peu explicités.

Comment peut-on évaluer les revenus non déclarés? L'évaluation de la fraude fiscale peut reposer sur différentes approches: enquêtes fiscales auprès d'un échantillon, extrapolation des résultats du contrôle fiscal, comparaison entre informations fiscales et économiques.

On peut ainsi par exemple comparer les revenus selon deux sources différentes. C'est la démarche du Conseil des impôts en son onzième rapport. La fraude en matière de revenus est comprise dans l'écart qui sépare le montant des revenus tiré de la comptabilité nationale (4'000 milliards) et celui des revenus déclarés (2'800 milliards). Cet écart recouvre des différences de définition et de la dissimulation. Mais pour quelle part?

Toutes les sous-déclarations sont-elles de la fraude? Le propos radiophonique relevé suppose à l'évidence que tout impôt éludé est de la fraude. En cette matière le curseur se déplace souvent en fonction de ce que l'on veut prouver. Ainsi Ch. de Courson et G. Léonard, par exemple dans leur rapport sur les fraudes et pratiques abusives font preuve d'une conception très restrictive de la fraude fiscale (limitée aux sous-déclarations entraînant des taux de pénalité supérieurs à 50%) et par contre d'une évaluation très extensive du travail illégal de l'immigration clandestine (50% des étrangers en situation irrégulière ont recours au travail illégal, soit 400'000 personnes d'après eux). Ils obtiennent ainsi un coût du travail illégal estimé à plus de 150 milliards de francs alors que le montant de la fraude est évaluée à 15 milliards pour l'impôt sur le revenu et à 56 milliards pour l'ensemble des impôts.

Ils ont utilisé le quota magique de 50% pour une estimation tout aussi arithmétiquement fausse.

 

Thierry Godefroy, économiste
Cnrs/Cesdip

 

2. Vrai à 50%

Laissons de côté le montant de la fraude. Attachons-nous à la dernière affirmation "s'il n'y avait pas de fraude, chacun de nous paierait moitié moins d'impôt sur le revenu". Notons tout de même que, si on récupère 50% en plus (multiplication par 3/2) s'il y avait une économie pour tous, elle serait seulement d'un tiers et non de la moitié (division par 3/2).

Quelle que soit la réduction, ceux qui ne paient déjà rien ne paieraient toujours rien: ce qui peut être considéré comme la moitié de zéro. Pour eux (soit à peu près la moitié des contribuables: tiens, oui, 50% aussi!), l'affirmation est vraie.

Pour les autres, ça paraît plus difficile. Au passage, stigmatisons avec une virulente vigueur cette manie de rendre une moyenne concrète (tu parles!) en l'appliquant uniformément à tous les individus de la population: "chacun de nous"… (On lit même parfois cette formulation inepte: "chaque Français paie en moyenne…"). On ne voit pas pourquoi un meilleur rendement des autres impôts (TVA, accises, foncier, taxe professionnelle, etc.) devrait se reporter exclusivement en réduction de l'impôt sur le revenu. De plus, celui-ci étant progressif, savoir si une réduction de sa masse se répartirait de façon uniforme, proportionnelle, progressive ou autrement, est largement indéterminé.

Mais on soupçonne plus ténébreux encore. Au delà d'une confusion entre le total des impôts et le seul impôt sur le revenu, on peut supposer que le locuteur conçoit un jeu de report au sein de celui-ci seulement: parce que certains contribuables (sur le revenu) ne paient pas leur dû, les autres seraient pénalisés. Fiscalement, c'est douteux, car ce n'est pas un "impôt de répartition", c'est-à-dire un impôt dont le total est d'abord fixé, puis réparti entre les contribuables. Et puis, dire que ce qui serait récupéré sur certains pourrait dégrever les autres signifie que seuls les non-fraudeurs verraient leur impôt divisé par deux: ce n'est donc pas "chacun de nous". Sauf, bien sûr si on sous-entend que les fraudeurs, c'est pas nous, c'est les autres! Si le raisonnement implicite est que le supplément d'impôt récupéré égale le total des diminutions, ça veut dire que en moyenne l'impôt serait inchangé. Par quel miracle, une baisse nulle en moyenne donne-t-elle une réduction de moitié pour chacun?

Au total, l'affirmation en cause (chacun paierait moitié moins) est vraie pour la moitié des citoyens qui ne paient rien et fausse pour les autres. On peut dire, peut-être, qu'elle est vraie à 50%…

 

René Padieu

 

3. Nous et eux

Répondons tout d'abord à la question subsidiaire de René Lévy concernant l'identité du locuteur: il ne s'agit ni d'Antoine Spire, ni de Jean-Luc Mathieu, ni de Sebastian Roché… Cette volonté de stigmatiser (avec virulence?) la fraude fiscale, m'a amené à quelques simplifications excessives, mais surtout à une confusion entre le tout et la partie, les unes et les autres étant épinglées à juste raison supra. En tout cas, je persiste dans l'idée que "les fraudeurs c'est les autres" et à rêver d'une réduction d'impôt sur le revenu, effectivement envisagée à "notre" seul profit!

 

Pierre Tournier