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A L'OMBRE DES TEXTES (Mars 2000 - numéro 21)
L'allocataire et le bureaucrate Petite fable à morale peu édifiante sur la Caisse des dépôts Une dame de 90 ans, peu instruite des choses de l'administration contemporaine et à demi aveugle, reçoit de la Caisse des dépôts une lettre au style aussi précis qu'impénétrable, l'avisant que: "le service de l'allocation spéciale vieillesse (pourquoi spéciale?)
vient de procéder à la révision de [son]
dossier. Déjà, au passage, relevons les mots de jargon: plafond, vigueur, servi, à compter, taux maximum Mais, continuons la lecture: "L'article R815-28 du code de la sécurité sociale prévoit
que les biens mobiliers et immobiliers doivent être pris en compte
à hauteur de 3% de leur valeur vénale. Suivent des indications sur les voies de recours amiable ou contentieux. Relevons encore quelques termes: pris en compte, à hauteur de, valeur vénale, productif d'intérêt. Sur le fond, si on réfléchit un peu, on comprend que la "prise en compte" signifie qu'on considère que la possession d'un patrimoine équivaut à une ressource et vient donc s'ajouter aux revenus. Forfaitairement, ce supplément de ressource est pris égal à 3% de la valeur du patrimoine. On s'attend à voir comparer au plafond en question le total de ces 3% et d'éventuels revenus. De fait, si on retire 300 Fau montant indiqué pour ces 3%, on trouve bien le montant de ressources indiqué en premier (en l'occurrence, 1'468 F aux centimes près). Mais il faut avoir l'idée de faire ce rapprochement et notre vieille dame pouvait s'être d'abord demandé d'où lui tombait ce chiffre de ressources, alors qu'elle n'en a aucune. On ne comprend pas non plus pourquoi, ayant cité les "biens mobiliers et immobiliers", on se met à parler des comptes courants. Sauf si l'on sait que les comptes, comme les actions et obligations du reste, sont des "meubles": ce que tous les juristes savent; mais eux seulement. Rien qu'eux. Revenons aux deux allocations annoncées: on ne va pas jusqu'à vous en donner la somme. La question, pourtant première pour l'intéressée, est: "en tout, combien je vais recevoir? "Mais sans doute n'est-il pas essentiel d'y répondre: puisque de toute façon on vous prévient que ce qui vient d'être dit peut très bien ne pas correspondre à la réalité! Ajoutons, pour le pittoresque, que tous les montants qui viennent d'être cités sont, dans la lettre originale, doublés de leur ombre en euros. Ce qui charge encore un texte qui n'en a pourtant pas besoin. Et, s'adresse à des gens qui, avec un peu de chance, comptent encore en anciens francs De toutes les législations, celle de l'aide sociale s'occupe de personnes qui ont de multiples raisons de comprendre difficilement de quoi il retourne: motifs d'éducation, d'âge, de maladie, de sénilité Bref, des citoyens qui ont moins que d'autres la capacité d'exercer le jugement libre et éclairé que la citoyenneté suppose. Or, c'est une des plus inextricable. Si l'on n'en juge que par cette lettre, le code de la sécurité sociale comporte au moins 815 articles! (en fait, encore bien davantage ) Et, sans compter que, si on lit bien, nombre d'entre eux se désarticulent en une flopée de sous-articles (celui-ci en compte au moins 28 ). Quel super-citoyen, doté d'un fort QI et d'une bonne mémoire, peut intégrer tout ça? Ceux qui appliquent cette législation en sont-ils eux-mêmes capables? Et, le législateur qui l'établit? Le seraient-ils, que n'en serait pas moins consommée l'aliénation dans laquelle on tient la "clientèle" des services sociaux. Pétrie du pieux désir d'informer et de le faire de façon précise et complète, une lettre comme celle-ci contribue-t-elle à l'information et la dignité des allocataires?
Claudine Padieu |