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NOS ETRENNES

Janvier 2001 - numéro 24 [Table des matières]

 

Les marrons de la délinquance, recette traditionnelle et nouvelle cuisine

TOUS LES ANS, au mois de février, à l’approche de la conférence de presse gouvernementale rendant publics les “chiffres de la délinquance” de l’année écoulée, commencent de petites et grandes manœuvres. Faire passer des messages alarmistes ou rassurants devient un objectif plus important qu’informer correctement les citoyens sur les connaissances chiffrées disponibles sur l’insécurité.

Avec la montée de la préoccupation générale pour ces questions, le sujet est devenu un marronnier pour la presse hebdomadaire comme le spécial impôts, le classement des lycées ou le salaire des cadres. Avec un style qui n’évolue guère alliant le faux sérieux et les titres accrocheurs.

Le résultat global en variation annuelle de 1999 par rapport à 1998 a ainsi été diffusé et repris par la presse avec deux chiffres après la virgule, +0,07 %, laissant croire qu’une précision de 1/10 000e pouvait être atteinte ! Raisonnablement, une variation de moins de 1 % en plus ou en moins ne peut être distinguée de la stricte stabilité : cela avait déjà été relevé dans cette Lettre (février 1995, n°6) quand pour 1994 il avait fallu aller chercher la première décimale (+0,9 %). Que se passera-t-il le jour où le premier chiffre non nul sera le troisième après la décimale ?

Du côté des titres, la fournée 1999 n’innovait pas beaucoup non plus. En février 1988, le titre de couverture du Point disait : “ Insécurité-criminalité, Attention intox, ces chiffres que Pasqua nous cache ”. Douze ans plus tard, en février 2000, Le Nouvel Observateur titrait en première page : “Les chiffres réels de la délinquance en France. Insécurité, les vérités qui dérangent”.

Dans l’ensemble, les commentaires journalistiques, ou même ceux de certains experts, adoptent très souvent une position peu cohérente. D’un côté, ce qui est une façon un peu tendancieuse de présenter les problèmes de méthodes, les statistiques officielles sont critiquées au motif qu’elles ne décriraient pas la réalité, et de l’autre, dans le même commentaire, des variations temporelles inquiétantes, exponentielles et des chiffres parlant d’eux-mêmes en sont extraits. Le lecteur est alors invité à admettre le pseudo-syllogisme suivant : les chiffres officiels ne décrivent pas la réalité ; or les résultats officiels sont alarmants ; donc la situation réelle qu’on vous cache est catastrophique.

 

Chiffres clairs, donc faux ?

Une version plus élaborée de ce raisonnement vient avec le rapprochement des statistiques du ministère de l’Intérieur et des résultats d’enquêtes effectuées auprès des victimes. Aux 3,6 millions de faits enregistrés par les premières, sont opposés 16,8 millions de faits relevant de délits de voie publique, soit cinq fois plus (Le Figaro, 14 janvier 2000, AFP 2 février 2000 (A. Bauer), Le Monde 4 février, Le Nouvel Observateur 17 février 2000). Et cela avec toutes les garanties qu’apporte l’Insee qui a effectué l’enquête : la noire réalité contre le noir mensonge ! Ce facteur multiplicatif de cinq qui revient sous toutes les plumes sans trop de précautions ne saurait tenir lieu de résumé des questions de méthode qu’il faut bien rappeler pour comprendre de quoi il retourne.

Les statistiques dites officielles publiées par le ministère de l’Intérieur sont des comptages établis à partir de l’activité des services de police et de gendarmerie. Leur évolution dépend d’un ensemble de facteurs : variations des comportements dits délinquants, propension des victimes à porter plainte à la police, orientation et intensité de l’action policière, en particulier pour les infractions sans victimes, modalités d’enregistrement administratif des infractions.

L’enregistrement statistique lui-même ne peut avoir lieu que pour les infractions connues de la police. Mais de plus des conventions statistiques sont adoptées. Pour l’essentiel, il faut retenir que :

– le comptage n’a lieu que pour les infractions signalées au procureur de la République (parquet) et non pour tous les cas connus ;

– toutes les contraventions (infractions passibles d’une peine de 10 000F d’amende au plus) sont exclues, de même que les infractions liées à la circulation routière (contraventions ou délits) ;

– l’unité de compte de base, le fait constaté, est définie de façon variable. Selon le type d’infraction, on compte des victimes, des auteurs, des dossiers, des infractions au sens juridique, des objets…Ces conditions de production des statistiques policières sont à prendre en compte pour une bonne interprétation. Comme pour toute statistique administrative, la comparaison avec d’autres sources et l’éclairage par des études plus détaillées sont indispensables à leur compréhension. On peut souhaiter l’amélioration et l’enrichissement de ce dispositif statistique, mais en l’état il a au moins le mérite d'informer sur le premier niveau de réponse des institutions chargées de la répression pénale. Information qui ne peut se résumer en un chiffre, 3,6 millions de faits ou +0,07 % d’augmentation, ni même par trois ou quatre pourcentages choisis pour les besoins d’une démonstration.

 

Chiffres obscurs, donc vrais ?

Les enquêtes dites de victimation, faites par sondage en population générale, ont été imaginées pour obtenir un chiffrage qui ne soit pas lié à l’activité des services répressifs. Le résultat obtenu n’est ni plus ni moins réel : il exprime un point de vue différent. Il est basé sur les déclarations d’individus, avec le caractère changeant qui s’attache aussi à de telles déclarations. Les choix de méthode sont tout aussi importants. Parmi les plus saillants, on retiendra :

– le choix d’une période de référence, s’étalant souvent sur plusieurs années (deux pour l’enquête Insee) ; en effet, les événements étudiés sont rares et il faut une période assez longue pour en observer un nombre suffisant ; de plus, on fait alors appel à la mémoire et les choix de période visent à atténuer les erreurs de datation par les interviewés ;

– la formulation des questions dans un langage usuel qui ne présuppose pas des catégories juridiques ou policières (ainsi on parle d’agressions, puis on fait préciser de quel genre d’agression il s’agit, plutôt que de faire référence à des coups et blessures volontaires ou à un viol) ;

– le champ de l’enquête et les unités de compte, avec une combinaison complexe de questions concernant le ménage (ensemble des personnes habitant un logement) ou les personnes composant le ménage ; ainsi le cambriolage concerne les ménages, tandis que les agressions concernent les personnes.

Les résultats dépendent de ces choix et plus que des niveaux absolus, ce seront le plus souvent des comparaisons qui seront éclairantes : comparaisons dans le temps, entre zones d’habitation ou catégories sociales de victimes.

Évidemment, l’une des comparaisons envisageables consiste à rapprocher les taux de victimation des chiffres issus des statistiques policières. Cette comparaison est favorisée par les questions posées aux victimes à propos des suites données aux incidents et, en particulier, du signalement à la police. Même en se limitant à des catégories de faits délimitées par le questionnaire (des cambriolages, des agressions physiques avec préjudice corporel…), les règles de comptage ne sont pas les mêmes dans les deux cas. À plus forte raison, cela n’a pas grand sens si l’on cumule l’ensemble des crimes et délits enregistrés par la statistique d’un côté et les incidents non déclarés par les victimes de l’autre. Et la précision des résultats fait qu’il est délicat de comparer l’évolution des deux sources.

 

Bruno Aubusson de Cavarlay