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CHOSES VUES, CHOSES LUES, MISES A NU Janvier 2001 - numéro 24 [Table des matières]
Cocaïne et sangria Je suppose que beaucoup de journalistes ne veulent pas mentir mais quils mentent par ce mécanisme de la poésie et de lHistoire qui déforment lentement pour obtenir le style. Cette déformation, appliquée de manière immédiate, donne du mensonge. Or je ne sais pas si ce mensonge, grâce auquel les faits doivent leur relief à la longue, est utile sans le recul. Jean Cocteau, Opium, 1930, Stock.
Une information stupéfiante Le hasard a voulu que nous nous trouvions à Barcelone le 18 juin dernier, date à laquelle El País titrait à la une Los jóvenes españoles acceden a las drogas antes que los europeos (Les jeunes Espagnols ont accès aux drogues plus tôt que les autres Européens). La première page du quotidien faisait référence à un rapport officiel révélant que 10 % des adolescents espagnols, mais surtout 41 % des 15-29 ans, ont déjà pris de la cocaïne. Ces chiffres proviennent dune grande enquête sur les jeunes, les drogues et la vie nocturne en Espagne. Le lecteur peu familier des données quantitatives sur les usages de drogues, tout surpris quil pourra être par lampleur du phénomène, ne réalisera sans doute pas à quel point cette information est surprenante et improbable. Il suffit pour cela de revenir aux données épidémiologiques publiées annuellement par lObservatoire européen des drogues et des toxicomanies (OEDT) : à la fin des années quatre-vingt-dix, les usages de cocaïne chez les 15-34 ans sont compris, selon les pays, entre 0,3 % et 5,2 % pour lexpérimentation (prévalence au cours de la vie) et entre 0,2 % et 2,7 % pour lusage au cours des douze derniers mois1. Les 41 % sont loin, même si dans les deux cas, cest lEspagne qui a la prévalence la plus élevée. Une recherche sur le site de lobservatoire espagnol de la toxicomanie, le Plan Nacional Sobre Drogas (PNSD) nous apprend par ailleurs quil ny a pas eu de grands changements dans la consommation de cocaïne au sein de la population, si ce nest une légère augmentation chez les jeunes au cours des dernières années2. Pour les 15-16 ans scolarisés, lEspagne se situait en 1996 à un niveau relativement élevé pour la prévalence de la cocaïne au cours de la vie (2,5 %), mais inférieur à celui de lIrlande (4,3 %), de lItalie ou du Royaume-Uni (3,0 %). Le PNSD a pu également nous fournir des données de 1998 révisant cette prévalence à 4,3 % (4,8 % pour les 14-18 ans), mais pas au point datteindre les 10 % annoncés par El País, qui placeraient lEspagne loin en tête en Europe (à titre dexemple, lexpérimentation de la cocaïne concerne moins de 2 % des 14-18 ans en France en 19993).
Une enquête olé olé La clef du mystère se trouve, en partie, dans larticle de El País, mais y est bien cachée : lenquête sur laquelle repose lanalyse nest ni une enquête sur échantillon représentatif de la population générale, ni une enquête en milieu scolaire, mais une méthode dobservation proposée par Calafat et al. (1998) et qui repose sur des informateurs-clés du monde de la nuit4. Lenquête sest déroulée à Madrid, Bilbao, Palma de Majorque, Valence et Vigo. Dans chacune des cinq agglomérations, onze informateurs, sélectionnés sur leur connaissance de la vie nocturne locale, étaient chargés de lélaboration du questionnaire, de la définition dune typologie des jeunes noctambules et de la réalisation des entretiens dans des lieux clés. Quatre types de fêtards ont ainsi été définis (les très jeunes, les visibles, les jeunes en situation critique et les afters), 260 de chaque étant interrogés dans chacune des villes. Évidemment, il ne sagit pas dun échantillon représentatif de la jeunesse espagnole, comme les gros titres du journal le laissaient présager, mais il nest même pas représentatif des jeunes qui sortent la nuit. En effet, si les cinq villes sur lesquelles porte létude peuvent être considérées comme particulièrement festives (Palma de Majorque étant très touristique et Vigo, historiquement liée à différentes formes de contrebande, étant une zone dapprovisionnement en drogues privilégiée), le lecteur féru de soirées espagnoles pourra être surpris de ne pas y retrouver Séville ou, plus étonnant encore, Barcelone. Le point de vue de létude, centré sur le milieu urbain, ne lest pas de façon exhaustive. De plus, la fixation des types a priori, même si elle a été effectuée par des connaisseurs, préjuge implicitement des résultats et des prévalences obtenus au final, sans parler des biais de sélection. Il sagit donc là bien plus dune approche compréhensive ou dune étude ethnographique, par ailleurs fort instructive5 pour peu quon ne laffuble du rôle de mesurer lampleur de lusage sur lensemble de la population. On ne peut donc que reprocher à larticle de El País de grossir sévèrement le trait et de nous avoir tenu en haleine le temps de la traduction et des vérifications dusage, tout en lui reconnaissant davoir eu lélégance de nous présenter lessentiel de la méthode.
Overdose française On ne peut pas en dire autant des articles de la presse française : LEspagne droguée titre Marie-Claude Decamps dans Le Monde du 20 juin, présentant cette affaire comme une enquête gênante pour la bonne conscience de la société espagnole et généralisant allègrement la situation. Pourtant, il est évident que le même type denquête menée en France conduirait aussi à des chiffres très élevés, mais quils ne seraient sans doute pas comparables du fait de la subjectivité du choix des lieux dinvestigation. Au fil du texte, le lecteur découvre que lusage (lequel ?) de la cocaïne concerne 5 % des adolescents, nouveau chiffre par rapport au quotidien espagnol, puis que les plus accrochés à la drogue, ceux qui lont intégrée à leur mode de vie, ne sont pas des marginaux mais des étudiants (43,4 %), avec un niveau social élevé et le plus souvent de bonnes perspectives de travail. Lauteur semble découvrir les usages hédonistes des substances psychoactives en particulier des stimulants alors que, dans ce contexte dobservation centré sur la vie festive, il pouvait difficilement en être autrement. Par ailleurs 43 % détudiants constitue plutôt une sous-représentation relativement à lensemble des 15-29 ans espagnols, dont environ la moitié sont étudiants. Dans le Quotidien du médecin du 22 juin, ces chiffres sont repris encore une fois comme sils provenaient dune enquête en population générale, avec cette fois-ci des effectifs : trois des neuf millions dEspagnols âgés de 15 à 29 ans ont goûté à lecstasy. Or, selon le chiffre le plus récent de lOEDT, ils ne seraient en fait pas plus de 500 000. Sans être trop cornélien, serait-il exagéré de dire quils partirent 260 dans la nuit madrilène mais, par un prompt renfort se virent trois millions en arrivant à Paris6 ? Plus loin, 10 % seraient adeptes de mélanges, notamment avec lalcool, le haschich, lecstasy ou encore la cocaïne. Ces 10 % sont en fait, au vu de létude, ceux qui mélangent les quatre produits au cours dune même soirée, le cumul de lensemble des mélanges possibles de deux, trois ou quatre substances atteignant 69,2 %. Mais le plus étonnant est peut-être de feuilleter le Spécial Espagne du Nouvel Observateur de fin juillet qui, au détour des 22 pages de son voyage chez les nouveaux conquistadors, ne dit pas un mot sur les drogues. Lorsque y sont évoquées les nuits folles de Madrid, cest plutôt pour y voir que La nouvelle génération est ambitieuse, déterminée, sans état dâme. Elle na pas connu de maître et pense que tout est possible. Si lon croyait la masse de chiffres présentés dans les autres papiers, on serait bien tenté de croire que les substances psychoactives y sont pour quelque chose. Une nouvelle Espagne est née. Il faut apprendre à la connaître. Mais on ne nous y aide pas beaucoup Cette succession de déformations et dimprécisions pose plusieurs questions : si, dans ce cas, les journalistes de El País se sont procurés létude un mois avant sa sortie officielle, ne peut-on néanmoins imaginer des procédures permettant aux chercheurs de valider, même sur un temps très court, les articles de presse en concertation avec leur auteur ? Au-delà, est-il légitime de mettre à disposition de tous des bases de données ou même des résultats bruts sur internet, sachant que linterprétation des résultats est souvent la composante essentielle de la qualité des travaux de recherche ? Contrairement à ce quaffirme Marie-Claude Decamps dans Le Monde, les chiffres ne parlent pas deux-mêmes.
François Beck et Cristina Diaz-Gomez
1 Extended annual report on the state of the drugs problem in the European Union, 1999, EMCDDA. 2 http://www.mir.es/pnd/doc/pre_ing/consumo.htm 3 Beck F., Choquet M., Hassler C., Ledoux S., Peretti-Watel P. Consommation de substances psychoactives chez les 14-18 ans scolarisés : premiers résultats de l'enquête ESPAD 1999, évolution 1993-1999, Tendances, OFDT, n°6, 2000. 4 Calafat et al., Characteristics and social representation of ecstasy in Europe, 1998. 5 Notamment pour létude des facteurs associés aux usages ou des représentations et de la perception des risques liés aux produits. 6 Nous devons cette image à Patrick Peretti-Watel.
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