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PAUVRES DE NOUS Octobre 2001 - numéro 27 [Table des matières]
Moral à zéro La presse de début mai fait état du retour à zéro du baromètre Insee. Pénombre sest depuis longtemps intéressée à la saga de cet indicateur. Petit rappel. Depuis des années, lInsee interroge les ménages français sur leur opinion concernant divers sujets sociaux et économiques dactualité et sur leur situation personnelle. De synthèses en condensations, la presse fait ses titres sur lindicateur résumé. Doublement résumé. Dune part, lInsee, à côté de questions sur des aspects particuliers, demande ce que les interviewés pensent de la situation en général puis il rassemble la diversité des réponses en un chiffre : la différence entre le pourcentage de ceux qui pensent que les choses vont saméliorant et le pourcentage de ceux qui pensent quelles empirent. Pendant toutes les années de crise, ce solde était négatif : les pessimistes étaient plus nombreux que les optimistes. Mais, la situation saméliorant malgré tout (du moins, étant perçue comme saméliorant), le solde saméliorait, devenait moins négatif, salué comme la marque dun optimisme grandissant. Pénombre ironisait, anticipant le jour de gloire où les Français " auraient enfin le moral à zéro ". Avant quil en vienne là, lindicateur en question devenait toujours moins négatif. Dithyrambiques, certains journaux acclamaient que les Français soient résolument optimistes. Pénombre soulignait lhyperbole. Enfin, du jamais vu, lindicateur franchissait la barre du zéro et devenait positif. Les superlatifs antérieurs nétant pour autant pas démonétisés, les journaux derechef célébrèrent ces sommets historiques... Mais, il nest aucun indicateur économique qui soit éternellement croissant. Les soubresauts alimentent les conversations, aussi bien que le temps quil fait. Voici donc que notre indicateur résumé du moral des Français, passé par un maximum à +6 en janvier, a depuis régulièrement baissé, pour atteindre zéro en avril. " Le climat sassombrit ", nous dit-on. Rendons aux journalistes cette justice, que leur commentaire ne sombre pas dans un lyrisme catastrophiste qui serait le symétrique de leur dithyrambe de naguère. Au contraire, ils relativisent ; ils commentent les autres questions, plus fines, de la même enquête. Ils mettent cela en perspective avec dautres indicateurs (consommation, chômage...). Bref, ils ne nous disent pas que la crise se réinstalle. Accordons cependant la palme à La Tribune (4 avril) pour cette trouvaille sémantique : " le moral des Français seffrite sans flancher. " Il est permis de sinterroger sur le rôle phare que joue lindicateur résumé en question. Nest-il pas surinterprété, au moins dans les commentaires les plus immédiats ? Simple et choc, est-il dabord un réservoir à " scoops " ? métrologie de la subjectivité
Une erreur souvent commise est dassimiler une opinion recueillie dans une enquête au fait sur lequel porte cette opinion. (Par exemple, dire que linsécurité augmente si dans une enquête les gens disent quils se sentent moins en sécurité quavant.) Dans ces conditions, les conjoncturistes savent quune enquête dopinion (opinion des industriels, des ménages, des économistes...) doit toujours être étalonnée : avant de se servir des résultats, den tirer des interprétations, il faut regarder sur une période rétrospective suffisante comment ce que dit lenquête se situe au regard de mesures statistiques objectives mais plus tardivement connues. On est alors conduit à prendre en compte non pas le résultat direct de lenquête, mais un résultat corrigé des biais que lexpérience a révélés. De même que, si vous avez remarqué que votre montre retarde régulièrement de deux minutes par jour, tant que vous ne laurez pas remise à lheure juste, vous corrigez ce quelle indique pour avoir une meilleure appréciation de lheure quil est. Nos statisticiens nationaux étant experts dans cette métrologie de la subjectivité, on pourrait attendre que, au lieu de livrer au public ce solde brut des opinions favorables et des opinions défavorables, ils construisent à la place un indicateur représentatif du moral des ménages. Ils sassureraient, à cette occasion, de la signification de ce concept de moral des ménage (est-il indubitablement unitaire et dépourvu dambiguïté ?). Il est notamment possible que le niveau absolu nait pas de sens mais que les variations en aient un : - ou bien le niveau de lindicateur mesure bien quelque chose, cela veut dire que, par exemple on est dans la même situation lorsque lindicateur affiche zéro après +6 que zéro après -6. Ce qui ne veut bien entendu pas dire quon doive faire abstraction de cette évolution ; - ou bien le niveau na pas de sens en lui-même, la variation seule reflétant létat de lopinion. Dans ce cas, il faudrait se demander si passer de +6 à 0 veut dire la même chose que de passer de -5 à -11 : sinon, quelle est léchelle qui aurait une signification ? Et, en tout cas, il est alors oiseux de prendre des références anciennes : en disant quil y a trois ans on était à tel niveau ou que le niveau atteint un certain mois est le plus élevé de lhistoire de cette statistique ou quon retrouve le niveau observé à telle époque. Clarifier ce que lindicateur veut dire serait une opération indéniablement délicate, sur le plan technique. Je ne sais si ce serait faisable ni judicieux. Mais, à défaut de le faire, on se demande à quoi vise cette publication : si on ne sait pas ce que ça recouvre et quon ignore quelle interprétation les lecteurs pourront bien en faire... Mais, on peut du reste craindre aussi que, un indicateur ayant été construit, conceptuellement bien cerné et techniquement solide, les commentateurs ne reviennent à leurs démons préférés et en donnent des interprétations décalées, voire sensationnalistes. Dans ces conditions, nest-il pas plus sage, après tout, de sen tenir à ce solde fruste dont on ne sait pas trop ce quil veut dire mais qui a la vertu de tant faire parler ? Car au fond, une fois accroché par léclat le clinquant de lindicateur unique, le lecteur acceptera peut-être dêtre conduit à une interprétation plus fine de lensemble de linformation disponible. À condition toutefois que, à condition que... Il faut sans doute là un minimum dappétit de sa part et de prudence et de pédagogie (mot qui rime fâcheusement avec démagogie) de la part du publiciste. Le confort de lindicateur unique a-t-il à voir avec celui de la pensée unique ? On devrait faire une enquête dopinion auprès des statisticiens, des journalistes, des économistes et des ménagères de 45 ans : " pensez-vous que la publication dun indicateur résumé du moral des Français soit une bonne chose ? " Réponses : une très bonne chose, une assez bonne chose, plutôt une mauvaise chose, une chose exécrable, sans opinion.
René Padieu |