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A LA VÔTRE

Octobre 2001 - numéro 27 [Table des matières]

 

C'est grave, docteur?

La Tribune du 1er décembre 2000 évoquait le rapport imminent de la commission Belorgey sur l’assurance des risques aggravés. Intuitivement, on comprend le problème : les assurances indemnisent des accidents, qui arrivent de façon aléatoire. En contrepartie elles perçoivent une prime, cotisation calculée selon le risque présenté. Le principe est le même que celui d’une loterie : dans la loterie, tout le monde paie un peu et un gagnant reçoit beaucoup, ce qui le fait riche ; dans l’assurance, tout le monde paie un peu et l’accidenté reçoit beaucoup, de sorte qu’il ne s’appauvrit pas. La prime est calculée sur la base du risque moyen dans la population assurée. Quelqu’un qui présente un risque personnel plus élevé que les autres doit-il payer une prime plus forte ? L’assureur est tenté de l’exiger. Mais alors, la prime peut être très élevée : l’égalisation des primes apparaît comme un principe de solidarité.

Cela dit, la définition donnée par le journal est contestable : mal formulée et ininterprétable : " Par risque aggravé, il faut entendre toute personne ne rentrant pas dans la moyenne des statistiques établies par l’Insee et qui servent de base pour calculer les tables de mortalité. "

Faisons d’abord bon marché de la formulation. Un risque n’est pas une personne. Il aurait fallu écrire par risque aggravé, il faut entendre celui présenté par une personne... Mais surtout, qu’est-ce que cette affaire de moyennes ? Quatre remarques :

1. Que veut dire " entrer dans une moyenne " ? Celle-ci est-elle une sorte de boîte ? Bien sûr, on dit couramment " je suis dans la moyenne ". Mais dans ce cas, la moyenne désigne de façon qualitative et approximative le fait d’occuper une position qui n’est ni vers le haut ni vers le bas : quelque part au milieu. Le même mot, en revanche, a pris en statistique un sens précis mais différent : la moyenne est le résultat d’un calcul, elle a une valeur définie. Si c’est 12,64 ce n’est pas quelque chose entre 5 et 15. Or, ici, on nous dit qu’il s’agirait d’être dans " la moyenne des statistiques ": c’est donc bien du second sens du mot moyenne qu’il s’agit. On peut bien être dans la partie centrale d’une répartition ; on ne peut être dans une valeur précise. À supposer qu’on sache calculer un risque individuel, pour quasi personne il ne serait précisément égal à la moyenne (voir article de A. Dittgen, Lettre blanche n°25 ) : strictement, personne n’entre dans cette moyenne et il faudrait exclure tout le monde de l’assurance.

2. La définition donnée est apparemment symétrique : ne pas se trouver dans la moyenne, c’est être à une valeur soit très élevée soit très basse. L’article donne des exemples de " risque aggravé " : gros fumeur, opéré d’un triple pontage coronarien (le double pontage est sans doute anodin ?), malade du sida. Ce sont bien là des gens qui présentent un risque élevé. Mais, être en dehors de la moyenne, d’après la définition, ce serait tout autant présenter un risque particulièrement faible, jouir d’une excellente santé. Il ne fallait pas donner du risque aggravé une définition qui englobe le risque faible : manque de rigueur dans la formulation.

3. Question plus fondamentale : que veut dire une moyenne ? Bien souvent, il se fait dans l’esprit des gens une assimilation entre moyenne et norme. La moyenne serait normale ; s’en écarter un peu serait encore normal ; mais s’en écarter beaucoup serait anormal. La moyenne, outil statistique en principe uniquement descriptif est souvent utilisé pour assigner une normalité, pour stigmatiser au contraire ce qui s’en écarte. " Aggravé " suggère bien : plus grave que le risque normal. De la mesure objective, on passe au jugement moral. C’est abusif, mais ici ça permet de réserver un sort à part à ces gens qui présentent un risque anormalement élevé.

4. L’auteur de l’article en cause a l’air de dire que, pour calculer les tables de mortalité, c’est-à-dire la proportion de personnes qui meurent à un âge donné (éventuellement pour un sexe, une position professionnelle, une zone résidentielle, etc.), l’Institut de statistique se fonderait uniquement sur les gens normaux. La moyenne figurant dans la table serait calculée seulement sur eux : ils entreraient dans le calcul de la moyenne parce qu’il entrent dans la moyenne. Comment diable l’Institut s’y prendrait-il pour exclure ainsi du calcul les anormaux ? sur quel critère ? D’autant que, si on suit la logique de ce qui nous est proposé là, l’anormalité se révèle une fois le calcul de la moyenne effectué. Elle suppose donc, pour être déterminée, qu’on ait déjà fait le calcul en excluant les cas que le résultat dira d’exclure ! Le raisonnement se mord la queue. En fait, le taux calculé dans la table de l’Insee tient compte de tout le monde : des risques élevés en même temps que des risques moyens ou faibles. De ce point de vue, en participant au calcul du risque moyen, tout le monde entrait dans la moyenne, y compris les risques graves.

 

ne pas aggraver le cas

Que s’agit-il alors de faire, quel est le problème ? Il s’agit de circonscrire des catégories. Pour ce faire, on peut considérer divers critères tels que l’âge, l’exposition à des conditions naturelles ou professionnelles, les antécédents familiaux, l’état de santé, l’ancienneté du permis de conduire, la pratique sportive, les habitudes de consommation, etc. Cela délimite divers compartiments, diverses sous-populations. Le statisticien (ou l’actuaire) peut observer la morbidité ou la mortalité moyenne dans chaque compartiment. Il met en évidence que ces moyennes sont voisines ou très différentes au contraire les unes des autres. On peut alors décider d’isoler ces différentes sous-populations pour leur appliquer des tarifs de primes distincts ; ou bien, de ne pas le faire et de les considérer ensemble, laissant jouer à l’intérieur de catégories plus vastes des compensations, des solidarités. Et en effet, on peut ne pas vouloir que tous les assurés supportent le fait que la moyenne du risque d’ensemble soit rehaussée par la nature, la malchance ou l’impéritie de quelques-uns, qui profiteraient abusivement de la solidarité. Ce sont là des choix : à la fois commerciaux (faut-il segmenter le marché ?) et éthiques (faut-il personnaliser les risques et, alors, selon quels critères ?). Mais, si on décide de le faire, on applique dans chaque compartiment une moyenne statistique, qui n’exprime ni la normalité de celui-ci ni son anormalité à l’égard d’un autre ni à l’égard de l’ensemble – car, s’il fallait surtaxer ceux qui ont un risque supérieur à l’ensemble, il faudrait détaxer aussi les autres.

Si l’on veut éclairer le débat public (et on peut penser que c’est ce à quoi on vise quand la République nomme une commission et qu’un journal en rend compte), il faut expliquer que c’est ce choix, éthique ou commercial, qui est en cause. On en donnera aussi les implications quantifiées. Mais il ne faut pas raconter et moins encore laisser croire qu’à côté des cas normaux il y aurait des cas aggravés : caractérisés par le fait qu’ils ne se conformeraient pas à la statistique.

 

René Padieu