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LE SECRET DES ORIGINES Janvier 2002- numéro 28 [Table des matières] Le 29 août 2001, à Séoul Pierre Victor Tournier évoquait la naissance de Pénombre lors dune conférence prononcée à linvitation du président de lInstitut International de Statistique, Jean-Louis Bodin. Les adhérents de lassociation avaient été impliqués dans cet événement, à linsu deux-mêmes. Ils venaient de recevoir un très spécial numéro de la Lettre blanche, le vingt-six, tout en anglais : là était la seule originalité de ce numéro puisquil sagissait dun best of de textes traduits du livre Chiffres en folie et des dernières Lettres blanches parues en français. Remake donc, à ceci près que léditorial du 26 donnait en primeur aux lecteurs francophones - en anglais donc, si vous arrivez à suivre ! - lappel de notre premier président (past president) pour une ouverture internationale de Pénombre. Suite logique dune longue histoire franco-suisse rapportée enfin entièrement et véridiquement ici en V.O. Ombre ou lumière Si jai le grand plaisir dêtre aujourdhui, parmi vous, femmes et hommes de science, pour vous parler dOmbre et de lumière, je le dois à votre président Jean-Louis-Bodin, dont jai lhonneur dêtre linvité et que je remercie chaleureusement. Mais cest une femme, non-statisticienne, qui est à lorigine de laffaire dont je vais vous entretenir brièvement. Son nom est Clara Halbschatten, mot germanique qui désigne la pénombre. Le hasard - ou la nécessité - a voulu que je rencontre Clara, dans un train, entre Paris et la Suisse, un jour doctobre 1992. Chercheur en sciences sociales spécialisé dans les questions pénales, jallais donner une conférence sur la démographie carcérale dans les États membres du Conseil de lEurope, à lInstitut de criminologie de Lausanne, sur les bords du Lac Léman. En retraite, active, depuis déjà de nombreuses années, Clara allait se reposer quelques jours à Montreux. Clara nest plus toute jeune. Elle est née en 1915 à Vienne en Autriche. Juive émigrée en France dans les années trente pour échapper aux nazis, Clara aurait pu devenir un éminent chercheur dans bien des domaines, aussi passionnée par la littérature, la philosophie ou la psychanalyse - dont elle a connu le fondateur - que par les sciences physiques. Elle choisit de consacrer sa vie à lenseignement des mathématiques au lycée. La didactique en mathématiques fut sa vraie passion. Clara pensait que cette discipline, école de rigueur par excellence, était aussi une école de formation à la vie en société, dans le respect des règles démocratiques, à la citoyenneté. Le temps me manque ici pour vous présenter ses arguments, en grande partie inspirés par lesprit du XVIIIe siècle, le siècle des lumières... et son optimisme viscéral. Aussi, à cette affection pour lenseignement devaient se surajouter des engagements politiques forts dans telle ou telle circonstance historique au service de la paix et des droits de lhomme. Elle sera, en octobre 1950, lun des trois enseignants du Lycée Buffon à Paris, fondateurs dun mouvement international dintellectuels pour larrêt des combats en Corée (Lappel des 150) qui regroupera deux ans plus tard plus de 10 000 universitaires. Cest si loin et pourtant si proche. Mais revenons à notre première rencontre doctobre 1992. Cest Clara qui rompit le silence, me voyant lire Échec et maths, un ouvrage de Stella Baruk, mathématicienne fort connue en France. Notre conversation commença par des considérations sur la question de la numération, des rapports au nombre que chaque personne construit dès lenfance en découvrant les rudiments de larithmétique - les quatre opérations, la proportionnalité -, du premier usage social de ces nombres qui se développe à lécole élémentaire à travers la notation des leçons et des devoirs. Lenfant apprend, très tôt, que ces chiffres servent à évaluer, à juger, à sanctionner, à classer. Cest aussi par lintermédiaire de ces nombres - les notes - que sétablissent les relations entre le premier cercle, la famille, et le premier lieu dune véritable socialisation, lécole. Et il arrive que tout cela ne se passe pas très bien. Jimagine que beaucoup dentre vous furent de fort brillants élèves - ce nest pas une critique de ma part -, des élèves bien notés dès les premiers apprentissages en mathématiques, ainsi valorisés, sil en était besoin, aux yeux de leurs parents. Mais sans doute y a-t-il dans cette salle tel ou tel éminent statisticien, hors norme, dont les débuts furent plus difficiles et qui eut ainsi limmense avantage de partager le destin commun, celui du plus grand nombre : connaître léchec en mathématiques, être mal noté, mal classé, injustement relégué, connaître la frustration et souvent langoisse face aux regards inquiets des parents. Clara a passé son existence à observer ces processus psychologiques et sociaux et à lutter contre leurs effets destructeurs. Cest une adepte du gai savoir, de lapprentissage dans la joie, du plaisir partagé de la découverte.
Le théâtre des nombres Nous allâmes prendre un café dans le wagon-restaurant. Je lui parlai, à mon tour, de mon métier de chercheur et de mes travaux sensés apporter quelques lueurs sur le fonctionnement de la justice pénale, et ce par le recours au nombre, à lanalyse statistique élémentaire et aux méthodes démographiques. La France, comme la plupart des pays européens, a connu depuis le milieu des années 1970 une forte inflation carcérale, le nombre de personnes détenues augmentant de 100 % entre 1975 et 1995, alors que la croissance de la population de la France nétait que de 10 %. De façon générale, la question de la criminalité, de sa prévention et de sa répression, apparaît régulièrement au-devant de la scène médiatico-politique. Aussi, depuis vingt ans, suis-je confronté, avec mes collègues, à la nécessité de trouver une juste place dans ce débat public. Cela pose des questions de nature scientifique : que sait-on réellement de tel ou tel phénomène, ne passe-t-on pas sans sen rendre compte, par souci de convaincre, dune hypothèse forte à une affirmation non fondée ? Des questions de pédagogie et de communication : comment traiter simplement de la complexité ? À travers quels supports ? Des questions déthique : comment participer au débat public sans perdre son âme de scientifique ? Comment travailler avec les professionnels des médias sans être un distributeur automatique de chiffres (sempiternelle question des journalistes : Vous avez un chiffre ? sur ceci, sur cela...), avec le pouvoir exécutif sans être le conseiller du prince, avec les parlementaires sans être des assistants, avec les syndicats, les partis politiques, les ONG, sans être des militants au sens classique du terme ? Tous concourent au bon fonctionnement de la démocratie mais ils ont leurs préoccupations, leurs intérêts, leurs objectifs qui ne sont pas nécessairement ceux des scientifiques : comment alors ne pas se laisser instrumentaliser par les uns et les autres ? Tentant de valoriser des connaissances chiffrées que nous cherchons à faire partager, nous allons donc rencontrer différents acteurs dans le théâtre des nombres sans parler du public - nos concitoyens - qui lui aussi entre périodiquement en scène, exprimant ses opinions dans les sondages et prenant parti lors des élections locales ou nationales. Peu férue de statistique avec ou sans s, Clara Halbschatten était pourtant fort attentive à mes propos. Jexpliquais que les principaux obstacles que nous rencontrions avaient pour nom indifférence, concurrence déloyale, interprétation erronée. Lindifférence dutilisateurs potentiels immédiatement découragés par leffort intellectuel demandé par la lecture des chiffres : Oh vous savez moi et les chiffres !. La concurrence dautres producteurs de chiffres, sans formation particulière en statistique, mais convaincus de leur compétence prétendument acquise sur le terrain. Enfin, linterprétation des données produites qui peut saccompagner de faux-sens, contresens, non-sens. Cet effet boomerang est sans doute le plus pénible pour le producteur : ne servir à rien, soit, mais être à la source de fausses informations, de contre-vérités ! Difficilement acceptable. Clara souligna le paradoxe suivant, faisant ainsi le lien entre ses préoccupations de toujours et les miennes : dans nos sociétés dites développées le recours aux nombres est omniprésent : utilisation de codes numériques de toutes sortes, omniprésence des jeux de hasard où tout sexprime par des chiffres, informations boursières au quotidien, taux daudience des radios et des télévisions, cotes des hommes politiques, pourcentages des enquêtes dopinion sur tout et nimporte quoi, taux en tous genres, de change, du chômage, de linflation... Face à cette sorte de religion du chiffre - cette quantofrénésie, on trouve, en général des hommes et des femmes toujours aussi désarmés dans leur compréhension et leur maniement, des hommes et des femmes qui par ailleurs peuvent être fort cultivés mais aussi tout à fait capables de perdre le sens des réalités ou celui des mots quand il sagit de nombres. Tout se jouerait-il au cours des premiers apprentissages, non seulement de la numération mais aussi - et peut-être surtout - de la notation ? Si létiologie nest pas simple à mettre en évidence, le résultat est facile à illustrer. Nous avions un exemple sous les yeux dans le quotidien Libération que javais acheté le matin, avant de partir. Un journaliste, certainement cultivé par ailleurs, rendait compte dun rapport du Fonds des Nations Unies pour la population : LEurope, lAmérique du Nord et le Japon ont en effet une faible natalité, voire égale à zéro dans certains pays comme lAllemagne ou négative comme en Russie. Et Clara de commenter avec cet humour assez particulier : On savait que les Allemands faisaient peu denfants mais de là à ne plus en faire du tout... Quant à la Sainte Russie, elle est vraiment dans le rouge ; elle découvre les antibébés faits naturellement dantimatière et dont leffectif est représenté par un nombre négatif. La conversation continua ainsi jusquà notre arrivée en Suisse. Toute une série dexemples de mésusages du nombre dans le débat public me revenait en tête que nous décortiquions ensemble. Beaucoup se rapportaient aux questions pénales : la mesure de la délinquance et la criminalité, limmigration clandestine, la fraude fiscale, la mesure de la sévérité des juges, lévaluation de lefficacité de telle ou telle mesure ou sanction pénale, que dire de sensé en matière de récidive, peut-on démontrer à laide de taux de récidive que la prison est lécole du crime ? etc. etc. Mais nous parlâmes de bien dautres choses, tous les secteurs de la vie sociale y passaient : la démographie (natalité, mortalité, recomposition des familles, immigration), léconomie (chômage, inégalité sociale, parité hommes-femmes...), lécole (évaluation des établissements et des élèves, poids de lillettrisme), la santé et la sécurité sociale.
Effigie pour une ambition collective Arrivé à Lausanne, en fin de matinée, je prenais congé de Clara Halbschatten, convaincus lun et lautre que nous serions amenés à nous revoir. À luniversité, jétais attendu par André Kuhn, à lépoque jeune assistant en criminologie que je rencontrais pour la première fois. Avant toute autre chose je lui parlai, avec fougue, du projet qui était né de ma conversation avec Clara : rassembler des gens de métiers différents, de disciplines différentes, ayant des rapports aux nombres aussi éloignés que possible pour développer un espace déchanges critiques sur lusage des nombres dans le débat social. Sy rencontreraient des spécialistes producteurs de données chiffrées et des utilisateurs, responsables administratifs ou politiques, journalistes, enseignants, citoyens éclairés, etc. André me trouva bien excité : peu de temps après il accepterait de créer un site internet pour lassociation Pénombre que nous allions constituer dès mon retour à Paris. Clara en devint naturellement leffigie. Cela fera donc bientôt dix ans que se construit, par touches successives, cet espace non institutionnel auquel nous avons donné ce nom plein de sens, Pénombre, où nous essayons, collectivement - lassociation a environ 500 adhérents - et de façon très empirique, dy voir un peu plus clair dans cette vie sociale des nombres du débat public, avec la volonté bien ancrée de ne pas rester de simples observateurs mais dinfluencer la qualité de la confrontation démocratique dans notre pays. Et cela à travers des publications (La Lettre blanche et La Lettre gise, un ouvrage, Chiffres en folie), un site internet (localisé à Lausanne), la participation à des émissions de télévision ou de radio, des groupes de travail thématiques, des conférences-débats publics (Les Nocturnes de Pénombre). Nul ne peut se prévaloir de sa propre turpitude, telle est la devise que Pénombre a adoptée dès lorigine : chaque professionnel est invité à ne pas se cacher derrière lombre des contraintes de sa discipline, de son métier, de sa situation hiérarchique. Il est invité à sortir de son milieu naturel, à mettre entre parenthèses, au moins pour un temps, les us et coutumes de sa corporation. Léquation de Pénombre : sappuyer sur les différences pour multipler les points de vue en réduisant les divisions stériles. Écriture, discussions, en comité restreint ou en larges assemblées, réactions publiques à lactualité sociopolitique et/ou médiatique ou initiatives pro-actives de Pénombre, lactivité au sein de lassociation est intense, ludique, et de plus en plus visible. Aussi souvent que possible, Pénombre saffranchit de laustérité habituelle des travaux scientifiques, des approches quantitatives : séduire ceux qui naiment pas les chiffres - et les autres - peut passer par lhumour, une certaine recherche littéraire et même le recours à la fiction. Les problèmes rencontrés par le couple producteur-consommateur de statistiques, dans dautres pays que le nôtre, dans des contextes socio-politiques et/ou géographiques différents ont, sans doute, bien des points communs. Des initiatives voisines de celles de Pénombre existent certainement sous dautres lattitudes. Aussi espérons-nous que ce congrès de lInstitut international de Statistique à Séoul sera pour nous loccasion den prendre connaissance et peut-être den susciter de nouvelles.
Pierre V. Tournier Ndrl : Pénombre était aussi représenté à Séoul par Bruno Aubusson de Cavarlay, René Padieu, Jan Robert Suesser.
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