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LES COMPTES DE LA JUSTICE Avril 2002- numéro 29 [Table des matières]
Quand les nombres jugent les juges Au tribunal, face à un prévenu, le juge pénal décide dabord de la culpabilité de la personne, en fonction des indices dont il dispose et de son intime conviction. Si cette culpabilité nest pas établie le prévenu est acquitté. Par contre, lorsque le juge conclut à la culpabilité du délinquant, il doit encore prononcer une sanction, qui sera infligée en fonction de certains critères juridiques, tels que la peine prévue par la loi pour lacte commis, la personnalité du délinquant, ses antécédents judiciaires, son mobile, etc. Sil sagit-là dévidences aux yeux des juristes, quelques recherches récentes montrent que des critères non juridiques simmiscent dans cette logique si limpide. Cest ainsi quune recherche en cours à la Faculté de psychologie de lUniversité de Lausanne montre que lordre dans lequel les moyens de preuve sont présentés à la Cour influence fortement la décision quant à la culpabilité. Pour ce qui est du prononcé de la sanction, le juge dispose dun large pouvoir dappréciation. En effet, on admet généralement que le juge individualise les peines et maîtrise ainsi les sanctions quil prononce. Il maîtriserait donc le nombre, quil sagisse du nombre de francs ou deuros damende ou du nombre de jours, de semaines, de mois ou dannées de détention quil inflige. Mais est-ce véritablement le cas ? Le juge maîtrise-t-il le nombre ou le nombre influence-t-il le juge ? Voilà la question qui sera traitée ci-après. Pour ce faire, je vous présenterai les résultats de deux recherches effectuées en Suisse.
Les juges préfèrent les (peines) rondes La première recherche consiste à étudier les statistiques nationales des condamnations à des peines privatives de liberté, en les regroupant par intervalles dun mois, soit dun jour à un mois, dun mois et un jour à deux mois, de deux mois et un jour à trois mois, et ainsi de suite. Le graphique 1 représente un extrait de ce que lon obtient en agissant de la sorte. On y observe que les peines se répartissent bien moins uniformément que ce que lon aurait pu penser. En effet, les juges, privilégiant très nettement certaines peines par rapport à dautres, semblent particulièrement apprécier les peines " rondes " (8,10, 12, 18, 24, 30, 36, 42 mois) et ne prononcent presque jamais de peines de 11, 13, 17, 19, 23, 29 mois. Si le pic observé à 18 mois peut sexpliquer par le fait quil sagit, en Suisse, de la limite supérieure du prononcé possible du sursis, il est juridiquement beaucoup moins compréhensible que les nombres pairs soient largement préférés aux nombres premiers ! Lexplication à caractère psychologique qui veut que chacun saccroche à ce quil connaît et qui fait partie de son quotidien (soit à un an plutôt quà 11 ou 13 mois, ou à deux ans plutôt quà 23 ou 25 mois) nayant évidemment aucun fondement juridique, elle tend à nous faire penser que le nombre semble influencer le juge dans son processus de décision. Il y a les nombres que lon aime (de par le fait quils appartiennent à notre système de pensée, à nos échelles habituelles) et ceux que lon naime pas. Et les juges ne sont pas différents de nous tous Il semble donc bien que, contrairement à lidée que sen font en général le public et les juges eux-mêmes, ces derniers ne maîtrisent pas forcément le nombre, mais que le nombre pourrait, par contre, les influencer lors du prononcé de leurs sanctions.
Les mois plus longs que les jours, les années plus courtes que les mois La seconde recherche (1) consistait à présenter quatre affaires criminelles fictives relativement graves à un échantillon de 290 juges pénaux et à demander à ces derniers de se déterminer sur la peine à prononcer, en partant de lidée que la culpabilité était acquise. Un quart de léchantillon devait se prononcer en jours, un quart en semaines, un quart en mois et le dernier quart en années, lhypothèse étant que lunité de sanction influence la durée de la peine prononcée.
Le graphique 2 et les analyses complémentaires effectuées à ce propos nous permettent de constater que, dans les quatre cas, les peines exprimées en jours ne sont pas significativement différentes des peines exprimées en semaines. Par contre, dans tous les cas, les peines prononcées en années sont significativement plus longues que celles prononcées dans les trois autres unités de sanction. Si lon traite de manière plus détaillée les quatre cas, on observe que dans les cas A et B (excès de vitesse et petit brigandage, soit des infractions de gravité restreinte), les peines prononcées en jours ou en semaines sont significativement plus courtes que les peines prononcées en mois, ces dernières étant significativement plus courtes que les sanctions infligées en années. Par contre, dans les cas C et D (viol et détournement de plusieurs centaines de milliers deuros, soit des infractions relativement graves), les peines prononcées en jours, en semaines et en mois ne sont pas significativement différentes quant à leur durée. Néanmoins, les peines prononcées en années restent toujours les plus longues et la différence de durée entre ces dernières et les peines prononcées dans les trois autres unités est statistiquement significative. En conclusion, il semble donc bien que lunité de sanction influence le quantum de la peine prononcée, laissant penser que les juges naiment pas prononcer des " grands " nombres de jours ou de semaines, alors quils ne rechignent pas à prononcer des peines équivalentes en " petits " nombres dannées. Ici encore, on pourrait arguer que la " logique " veut que les longues peines soient prononcées en années et les peines plus courtes en jours, semaines ou mois, puisque chacun se réfère à lunité la plus courante et donc la plus simple à maîtriser dans chaque cas de figure. Mais, une fois de plus, cette logique na rien de juridique et implique dès lors que des considérations qui nont absolument rien à voir avec le droit pénal influencent la justice criminelle. Les conclusions de cette seconde recherche nous permettent dailleurs de penser que, tout étant égal par ailleurs, les peines pécuniaires prononcées en euros seront probablement plus lourdes que celles prononcées par le passé en francs français En effet, il semble possible de moduler les peines prononcées par les juges en leur imposant simplement un changement dunité de sanction. Sans vouloir affirmer que les magistrats sont à la merci du nombre, ce dernier semble véritablement influencer le juge dans sa décision lors du prononcé dune sanction. Les juges seraient-ils donc sous linfluence dun critère bien peu juridique lorsquils prononcent leurs peines : le nombre ? Ou en dautres termes : est-ce que le nombre influencerait la peine ? Est-ce que nombre peine ? Peine nombre est-ce que ? Pénombresque !
André Kuhn, criminologue
(1) publiée dans son intégralité sur Interne (http://www.unil.ch/penal/qui/kuhn/FNRS.htm).
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