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DROIT DE REPONSE
Octobre 2002- numéro 31[Table des matières]
« Dans Pénombre du mois de juillet 2002, le démographe Pierre V. Tournier consacre près de trois pages à mon livre, La vie sexuelle en France, paru le 4 mars 2002 aux Éditions de la Martinière ou plus exactement à larticle du Monde daté du 2 mars concernant ce livre. Et cest bien là quil y a comme un problème. Car la journaliste de ce quotidien a commis une erreur dans son article en indiquant que mon livre, enquête qualitative, reposait sur 70 entretiens. Or il se trouve que jai fait au cours de cette enquête 140 entretiens, en deux vagues de 70 entretiens chacune. Et Pierre V. Tournier, prenant visiblement pour argent comptant tout ce qui est publié dans la presse, met en cause bravement mon travail en reprenant ce chiffre de 70 entretiens. Je veux bien croire que le rythme frénétique de parution de Pénombre lait obligé à boucler son papier le dimanche 3 mars et ne lui ait pas permis dattendre le lundi 4, jour où mon livre se trouvait en librairie (il sagissait en fait dêtre prêt pour le numéro de juillet). Sil avait simplement feuilleté lintroduction, il aurait pu lire la partie méthodologique consacrée à mon enquête en deux temps, qui sest déroulée pendant deux ans à Paris et dans diverses régions de France. Et il aurait vu également les précautions que je prends pour traiter du qualitatif autrement que du quantitatif. Ayant travaillé, tout au long de ma carrière de chercheuse au CNRS, au CEVIPOF (Centre détude de la vie politique française-Sciences Po), je sais faire la distinction entre les deux. Dans léditorial du numéro de juillet, il est affirmé que « Pénombre repose sur un projet éthique » et dans le Préambule des statuts de lassociation, il est également précisé que, dans cette publication, « lexigence est la règle » et que « le souci de rectitude est constant ». Que penser de léthique dun scientifique qui diffuse une information fausse parce quil na pas pris la peine douvrir le livre dont il parle et quil sen est tenu à des articles de presse, dont ont sait, quand on est chercheur, quils comportent tous des erreurs ? Je vais donc faire le point sur cette enquête, comme je lai fait dans lintroduction du livre, répondant ainsi tout à fait à lexigence exprimée dans le Préambule des statuts de Pénombre « Accompagner la diffusion de ces résultats dun exposé suffisant des conditions de leur production ». Jai effectué cette recherche en deux temps. Jai été sollicitée par la Direction générale de santé pour évaluer un programme de réduction des risques sexuels (grossesse, MST, sida) conduit en direction des femmes en situation de précarité dans différentes régions de France. Ces femmes étaient contactées via les centres sociaux, les foyers dhébergement, les restos du cur, les associations dimmigrées, les associations de RMistes. Cest dans le cadre de cette évaluation (pour laquelle jai remis un rapport aux trois ministres concernées, Dominique Gillot, Martine Aubry et Nicole Péry) que jai pu effectuer mes 70 premiers entretiens, ce qui ma permis de toucher une population généralement absente des grandes enquêtes sur la sexualité. Dans un deuxième temps, jai réalisé 70 histoires de vie en population générale, en interrogeant cette fois des hommes, des femmes de milieux plus favorisés, et en veillant à ce que soient représentées toutes les sensibilités sexuelles. Je nai jamais prétendu que cet échantillon était représentatif, notion absente des enquêtes qualitatives. Cest le résultat de ce travail qui ma permis de parler de la très grande diversité des parcours sexuels, et par exemple de celui dAlexandre, lhomme aux 3 000 partenaires féminines, qui visiblement a beaucoup fait fantasmer Pierre V. Tournier puisquil écrit tout un passage consacré aux prénoms possibles de ces femmes (connus ou inconnus du héros de la fête, Alexandre ne sétant pas toujours renseigné, pense-t-il, sur cette caractéristique-là de sa partenaire) et va même jusquà présenter une interview imaginaire dAlexandre dans laquelle il lui aurait demandé sil a bien connu une Adeline en 1983 à Bornéo. En 1983, Alexandre avait 12 ans, il nétait pas encore moniteur au Club Méditerranée. Mais pour le savoir il aurait fallu lire mon livre au lieu de gloser avec facilité sur un cas qui effectivement montre, que, grâce au qualitatif, on peut saisir toute la diversité dun problème qui ne se réduit pas aux moyennes statistiques de 11 partenaires pour un homme dans une vie et 3 pour une femme. Je déplore en tout cas que des scientifiques se comportent comme certains journalistes qui, quand ils veulent parler dun sujet, lisent les dossiers de presse mais ne regardent pas les ouvrages dont il est question, et reproduisent ainsi, darticle en article, les erreurs commises par les premiers qui en ont parlé. Dommage de devoir constater que, décidément, dans Pénombre, le niveau monte. »
Janine Mossuz-Lavau, politologue
Ndlr : Pénombre - et, sa Lettre Blanche - se veut un forum où des avis divers puissent s'échanger. De même que nous avions publié la réaction ironique de Pierre Tournier à l'article du Monde, nous publions la réaction à cette réaction que nous adresse l'auteur de l'étude en cause. Relevons cependant que l'article de P. Tournier n'était pas consacré au livre de J. Mossuz-Lavau, mais à l'article du Monde : sans avoir à prendre la défense de P. Tournier, il nous paraît que le reproche que lui fait Mme Mossuz-Lavau est mal dirigé. Un comportement scientifique , dit-elle, aurait été de se reporter au livre et non de s'en tenir à ce qu'en disait le journaliste. Il convient de dissiper ce malentendu : Pénombre n'entend pas faire oeuvre scientifique ! Son objet est « le nombre dans le débat public ». Certes, ceci implique d'avoir un regard sur la signification des nombres, sur les méthodes pour les établir. Mais il convient de nous placer dans l'orbe du débat public et uniquement là. En l'occurrence, ce qui compte c'est ce que le lecteur du Monde lit, ce qu'il est susceptible de comprendre et de croire. S'il n'a pas le moyen, lui, de remonter au document de base - ou si, citoyen mais non scientifique, il n'en a pas l'idée - peu importe qu'il se trouve en présence du fidèle reflet d'une mauvaise étude ou d'un commentaire trompeur sur un excellent travail. On pourra par ailleurs faire le départ entre les mérites et responsabilités de l'auteur premier et du journaliste. Mais ce qui prime, ici, c'est d'alerter ce lecteur qui risque d'être abusé. Un lecteur, aussi instruit que serviable, envoie à la rédaction de Pénombre qui me la répercute ladresse du «sitouèbe» où lon trouve des éclaircissements aux perplexités que jexposais dans la Lettre Blanche n° 29. Quil en soit remercié. Jaurais du reste dabord pu moi-même me reporter à létude publiée dans la revue de lInsee. Cela étant, quil soit bien clair : mon propos nétait ni de dire que jétais incapable de résoudre les obscurités que je dénonçais, ni que létude en question aurait été incompréhensible, voire erronée. Il sagissait de se mettre à la place du lecteur standard du quotidien qui en rendait compte. Je maintiens que ce lecteur, en général, navait peut-être pas la compétence, vraisemblablement pas le réflexe et probablement pas le temps daller « à la pêche » pour donner du sens à larticle du journal et notamment à son titre. Que donc, ce quil aura compris ou cru comprendre demeure incertain. Que cette issue probable ne semble pas tourmenter le Journal ni son journaliste et que donc on se demande à quoi ils servent. A moins, bien sûr, que ledit journaliste nait fait que refléter un phantasme de compréhension, entraînant son lecteur, à son insu et de bonne foi, dans sa propre ambiguïté. Ce qui devrait inciter lauteur de létude en amont à sinterroger sur linterprétation de son propre texte : compte tenu de la forme quil lui donne, dune part, et de lauditoire à qui il sadresse, incluant dans celui-ci les relais dinformation. »
Mélanie Leclair |