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LE 1er TOUR: chiffres à l'encan...

Mars 2003- numéro 32[Table des matières]

 


Sans plus attendre attaquons la vente aux enchères. Je vais demander à mon assesseur (Bernard LACOMBE monte sur l’estrade) de venir à la tribune avec son matériel, et tout le monde est évidemment apte à pousser les enchères. Je vous explique la règle du jeu. Elle est simple : nous partons de 0 et nous montons pas à pas jusqu'à l'infini. Vous annoncez les chiffres qui vous ont frappé dans les programmes. Uniquement les chiffres des programmes... (on apporte un marteau aux commissaires-priseurs) merci, le commissaire-priseur a toujours besoin de ses instruments... La parole est alors donnée à celui qui propose la surenchère la plus petite par rapport au chiffre de l'intervenant précédent. Chaque intervenant nous racontera ses étonnements par rapport aux chiffres qu'il a attrapés, puis l’enchère montante reprendra, et on verra bien jusqu'où nous arriverons... Vous avez compris la règle du jeu ?

La salle : non ! (mouvements divers...)

J.-R. B. : non ? Les Français non plus n'avaient pas compris la règle du jeu du premier tour... (Rires) Ils ont compris dans le cours du jeu, et je pense que vous allez comprendre le cours du jeu...

Alors allons-y, je mets à prix les chiffres des programmes, je dis bien : uniquement les programmes, pas des sondages ou des trucs comme ça, et n'oubliez pas de vous présenter quand vous intervenez. On part donc de zéro. 0, qui dit mieux ?

Je prends !

J.-R. B. : Zéro. 0 pas mieux ? Eh bien non, pas mieux que 0 ! Adjugé ! (coup de marteau)

Jan Robert Suesser : J'avais peur qu'en ne prenant pas le 0, je n'aie pas le temps d’enchérir... 0, 0, 0 SDF, donc c'est par-là qu'on pourrait partir. C'est vrai que j'ai fait partie des quelques pénombriens qui très tôt se sont mis à espérer que cette soirée serait réussie, donc à observer ce qui pouvait se passer, et donc lorsque j'ai entendu « 0 SDF », je me suis dit là, on tient vraiment un chiffre à retenir. Pourtant, à peine apparu, il a déjà disparu. Et ce n'est pas parce qu'il a disparu à la vitesse à laquelle il est apparu qu'on ne peut pas en parler. D'abord, qu'est-ce que le chiffre dans l'expression de « 0 SDF » ? Est-ce que c'est un simple nombre, ou est-ce que c'est un argument publicitaire ? C'est vrai que le zéro n'évoque pas toujours du positif. Tu es un zéro ! Mais aussi on a « zéro défaut » argument porteur qui a servi à la vente de bien des produits de consommation. Ensuite « 0 SDF », et sa doublure, la couverture logement universelle, cela semblait quand même bien au niveau de ce que d'autres ont fait comme refus de la fracture sociale. Et en fait ça n'a pourtant été qu'un slogan lancé sans test directement dans le débat public, et donc retiré vite de l'étalage des bonnes intentions. Est-ce que c'est parce qu'il a tout de suite donné lieu à discussion ? Fallait-il que les chiffres de la campagne soient indiscutés, indiscutables pour trouver grâce auprès du candidat ? C'est aussi une question que l'on peut se poser. « 0 SDF » venait quelque temps après la publication par notre grand organisme maître du chiffre, l'INSEE, de données sur la population des SDF, sur la diversité des SDF. On avait donc des ordres de grandeur, des chiffres qui rendaient compte des représentations, qui vont du clochard sympathique à la victime qui cumule les effets des pertes d'emplois, des problèmes de santé, des difficultés psychologiques... On avait finalement tous les éléments d'un débat, d'une discussion pour un projet qui pourrait être présenté. Comme personne ne pouvait interpréter le « 0 SDF » comme une assignation obligatoire à résidence, dans une dictature quelconque, je me demande toujours pourquoi il s'est dissout rapidement dans le « circulez ! il n'y a rien à voir ». Mais enfin cette interrogation n'empêche pas de poursuivre les enchères. (applaudissements)

J.-R. B. : Alors, nous poursuivons... Mieux que 0 ?... un, deux, trois... trois ?

Arrêtez ! j'ai moins, j'ai moins !

J.-R. B. : Moins que trois ? Combien ?

Claudine Padieu : Rien !

J.-R. B. : Rien ! Est-ce que c'est valable, rien ?

Bernard Lacombe : Oui !

J.-R. B. : Oui ? Rien... Bon, mais alors, ça n'est pas comme 0, rien ?

C. P. : Ah non !

J.-R. B. : Ah bon ! Alors rien ! adjugé ! (coup de marteau)

C. P. : Rien c'est la pauvreté. C'est une des grandes surprises de cette campagne. À part le 0 SDF (mais on ne peut pas dire que ce soit un chiffre, c'est plutôt un non-chiffre), à part le zéro SDF, on n’a vraiment pas parlé de la pauvreté dans cette campagne. Ça a été un sujet complètement occulté. Rien de croustillant, pourtant il y avait matière sur le yo-yo de la pauvreté qui monte, qui descend, sur les 2 millions, 4 millions, 10 millions, 20 millions de pauvres qu’on se jetait naguère à la figure.

Une hypothèse est que les deux « principaux candidats » se réservaient pour le grand débat, avorté, du second tour. Mais cette explication est un peu courte. La seconde hypothèse, c’est qu’on aurait pu lancer des débats entre 3, 4, 5 candidats ? Là, c’est peut-être le nombre de candidats qui a empêché de se lancer : quels contradicteurs choisir de réfuter, dans ce magma ?

Je préfère l’hypothèse démocratiquement optimiste : les candidats seraient devenus intelligents et auraient renoncé à chiffrer ce qui n’est pas chiffrable !

Et pourtant les prémisses étaient alléchantes, grâce à la publication, début février, du rapport annuel de l’Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale, puis, début mars, de l’enquête « conditions de vie » de l’INSEE. Il y avait vraiment beaucoup de choses à dire. Aussi, les journaux, rompus aux subtilités du sujet comme à la lecture rapide de phrases extraites de leur contexte, avaient-ils pu amorcer les débats par leurs contradictions internes.

Ainsi, La Tribune du 8 février titrait-elle : « Le recul du chômage n’a pas réduit la pauvreté ». Mais, deux semaines plus tard, le 21 février : « Le gouvernement assure que la pauvreté recule ».

J.-R. B. : Le même journal ?

C. P. : Oui, j’ai fait ça scientifiquement… Ensuite il y a Les Échos, le 8 février, c’était quand le rapport de l’Observatoire de la pauvreté est sorti : « Le ralentissement économique a interrompu le léger recul de la pauvreté ». Vous noterez la manière subtile dont ces choses-là sont dites. Mais Les Échos vont plus loin un mois plus tard, le 4 mars : « Quatre années successives de forte croissance n’ont pas fait reculer la pauvreté ».

Ensuite, il y a Le Monde, plus pédagogique ; et, plus normand aussi. Le 8 février, il expliquait dans un titre : « Plus de 4 millions de personnes demeurent sous le seuil de pauvreté. La reprise économique amorcée en 1997 n’a pas permis de réduire le nombre de foyers disposant de très faibles ressources ». Mais ceci ne l’empêchera pas, le 8 mars, de titrer : « L’INSEE estime que le taux de pauvreté a baissé en 2001 mais relativise ses conclusions ».

Mon préféré est quand même Le Figaro. Le 8 février : « La fracture sociale s’aggrave », mais le 7 mars : « La pauvreté est en voie de recul ».

Donc on avait tous les ingrédients, et deux rapports pleins de chiffres, pleins de nuances, qui permettaient de dire plein de choses intelligentes, mais les candidats ont peut-être su lire les nuances. (applaudissements)

J.-R. B. : Bien ! Alors, on reprend les enchères. Donc ce n'était pas rien quand même ces nuances. J'ai entendu trois dans le fond de la salle. Est-ce qu'il y a mieux ? Trois ? Eh bien trois ! Adjugé ! (coup de marteau)

Alain Gély : Il y a, paraît-il, un chiffre mythique dans le monde de la publicité qui serait de 3 % : à ce taux, une audience, ou une part de marché deviendrait significative. J’ai même rencontré, en commentaire d’une enquête, l’indication selon laquelle « un échantillon » deviendrait représentatif à partir de 3 % de la population… l’auteur ajoutait même bizarrement : « comme chacun sait » !

Ce taux de 3 % n’est pas moins mythique en politique qu’en publicité.

En matière de finances publiques, sous réserve de recherches plus approfondies, il semble bien avoir surgi vers 1982, à l’initiative du président de la République de l’époque. À ce moment, où le besoin de financement des administrations publiques s’approchait du seuil symbolique et redoutable de la centaine de milliards de francs, il a paru plus judicieux de le présenter en % du P.I.B. soit justement 3 %. Ce chiffre, curieusement, est devenu une référence mythique. À tel point qu’une décennie plus tard, ces 3 % devenaient le principal « critère de convergence » vers l’union économique et monétaire. Pourquoi et comment ce qui était une habileté de communication en 1982 est devenu en 1992 une loi économique et financière apparemment fondamentale ? Apparemment c’est simplement parce que les représentants de la France l’ont proposé et que rien ou personne ne s’y est vraiment opposé. Remarquons que le besoin de financement de la Sécurité sociale, lui, est toujours présenté en milliards - de francs ou d’euros. Ceci permet à certains de parler de « trou de la sécu », quand une présentation en % du PIB, comme le besoin de financement des administrations publiques, lui permettrait de sembler modique !

Ces fameux 3 % mythiques ont réapparu, en 2002 : ils constituent désormais le « seuil de croissance » paraît-il au-dessus duquel l’équilibre budgétaire constituerait la loi.

Dynamisme de la croissance au delà de 3 %, langueur en deçà ? Vertu budgétaire en deçà de 3 %, erreur au-delà ? Quelle étude, quelle analyse a démontré qu’il s’agissait là de seuils écono-miquement décisifs ? Il est toutefois à noter que ces références n’ont été que peu présentes au cours de cette campagne présidentielle. Le temps semble révolu où des chiffrages détaillés du programme commun dans les années soixante-dix, puis du programme du RPR vers 1986, alimentaient massivement le débat public.

En revanche, le chiffre 3 a marqué, d’une toute autre manière, la couverture de la récente campagne présidentielle par les médias, avec le thème du troisième homme. Ce thème, qui a je crois été lancé par François Bayrou, n’était pas dépourvu d’ambiguïté. Pour la plupart, y compris sans doute pour son initiateur, il évoquait une place sur un hypothétique podium, les deux premières places étant réputées acquises d’avance. Pour d’autres, il cristallisait l’espoir, apparemment déraisonnable, de supplanter un des deux favoris. On sait ce qu’il en advint.

Je n’irai pas, pour ma part, faire de trois un chiffre maudit – pas plus que mythique – dont l’exploitation inconsidérée serait soi-disant responsable de la surprise du 21 avril. Mais il est clair que ce thème du troisième homme se distingue, par exemple, de la troisième voie ou de la troisième force qui, autre référence en politique, quoiqu’on puisse en penser, traduisent une certaine vision politique ou institutionnelle. En ce sens, si le chiffre 3 lui-même peut plaider non coupable, son utilisation abusive n’a en rien éclairé le débat public : cet usage inapproprié a au contraire contribué à occulter le fond des débats. (applaudissements)

J.-R. B. : Merci ! On reprend les enchères. Après 3… 4 ?

þ (Pi)! (rires)

J.-R. B. : þ (Pi)? On peut prendre des chiffres comme ça ?

Bernard Lacombe : Oui, je pense que oui.

J.-R. B. : Alors þ (Pi)! Adjugé ! (coup de marteau)

Cyrille van Effenterre : J'ai choisi þ, parce que pendant la campagne électorale, on a beaucoup parlé du périmètre d'action de l'État. Alors, pour calculer le périmètre, la formule, c'est 2þ(Pi)R. C'est curieux d'ailleurs, parce qu'on n'a pas beaucoup parlé de la surface de l'État, de son volume, du poids de l’État, mais de son périmètre, comme si l’important, c’était la limite. En fait, la mesure du périmètre, elle ne se fait pas en multipliant þ par le rayon de l’État, parce que le rayon de l’État n’existe pas. La mesure du périmètre se fait en mesurant le nombre de fonctionnaires. Et on n’a d’ailleurs pas tellement parlé du nombre de fonctionnaires et de leur statut, mais de la diminution du nombre et des départs en retraite. En analysant dans le détail le débat politique et sa traduction médiatique, on peut faire quatre observations.

Premièrement, on n’a pas parlé du champ de l’État et de son évolution souhaitable : décentralisation vers les collectivités, privatisation du service public, transferts vers les partenaires sociaux, mutualisation européenne. Même si au bout du compte c’est toujours le contribuable qui paye, cela aurait été intéressant de discuter l’évolution des compétences. A fortiori, rien n’a été chiffré ni par secteurs, ni par coûts.

Deuxième observation : il n’y a pas eu de débat sur les données ni surtout sur les définitions. Pourtant le problème de la Fonction publique est assez compliqué, il y a quatre fonctions publiques, il faut faire la distinction entre des agents qui sont payés par l’impôt et ceux qui sont sous statut juridique. Tout le monde constate la difficulté de définir aux marges des statuts particuliers. Et c’est vraiment dommage qu’il n’y ait pas eu ce débat sur les définitions, car une des vraies questions politiques, c’est de savoir s’il faut dé-précariser les innombrables vacataires, auxiliaires, CES, emplois-jeunes, etc. ou si, au contraire, il faut assouplir les statuts pour développer la flexibilité de la fonction publique. Et ça, on en n’a pas tellement parlé.

Troisième observation : les discussions se sont focalisées sur les départs en retraite et leurs remplacements partiels. Alors les chiffres qui ont circulé, 800 000 fonctionnaires au départ dans les dix ans, sont issus d’une étude très sérieuse de l’INSEE et de la Fonction publique qui recommandaient néanmoins la prudence dans l’utilisation de ces chiffres, car ils indiquaient en particulier que c’était le prolongement des tendances actuelles. Or le vrai débat politique, c’était faut-il ou non rester à 37 annuités et demi ou passer à 40 comme dans le secteur privé ? Faut-il intégrer les primes ? Est-ce que c’est les dernières ou les meilleures années qui comptent ? Evidemment les choix politiques auraient changé les tendances et fait évoluer le curseur. Donc des projections un peu discutables. En plus, que ce soit 60 000 ou 80 000 fonctionnaires qui partent en retraite par an, c’est un vrai problème de recrutement, un vrai problème de formation, mais ça ne change pas mécaniquement ni le fonctionnement de l’administration, ni ses missions.

Alors justement, quatrième observation, parler de réduction d’effectifs, c’est soit parler de diminution de l’activité de l’État, soit d’augmentation de la productivité. Alors dans certains services, on sait qu’on peut avoir des gains de productivité de quelques pour cents avec un gros effort d’organisation et des nouvelles technologies – on parlait de modernisation à un moment -, mais dans certaines actions publiques quid de la productivité alors que l’on mesure l’efficacité justement par le nombre de fonctionnaires ? Exemple x infirmières par étage, y policiers par habitants, z élèves par classes et là comment mesurer l’évolution de la productivité : moins il y a de fonctionnaires, plus il y a de productivité !

Conclusion : on n’a pas eu le débat politique qui aurait pu être intéressant et on a eu un faux débat sur des chiffres incontestés mais pas tellement éclairants. Ce faux débat sur le périmètre a été conclu par le Président de la République dans son allocation du 14 juillet...

J.-R. B. : ... Allocution !...

C. V. E. : ... Allocution... (rires) « La réforme de l'État, a-t-il dit, conduira-t-elle à augmenter ou diminuer le nombre de fonctionnaires ? Cela n’est pas un objectif, c’est une conséquence. » Et il a ajouté : « en général, quand on fait de bonnes réformes, on fait des économies. » On attend donc de voir. Cela n’empêche malgré cette conclusion qu’il y a eu un florilège de perles sur le sujet au cours de la campagne. La meilleure est peut-être celle d’Alain Madelin, qui ressemble un peu à la solution finale, il a dit : « il faut supprimer 200 000 fonctionnaires. » (rires)

J’espère qu’il parlait des postes et pas des agents.

J.-R. B. : Merci, je l'espère aussi. Alors nous reprenons. Nous en étions à þ (Pi)! þ (Pi) +_… alors 4,5, 6,7, alors, qui dit quelque chose ? Qui enchérit ? Il n'y a pas d'enchères ? Vous pouvez tous participer, je rappelle... Combien ?

Quinze !

J.-R. B. : Combien ? Quinze ? Pas mieux que quinze ? Alors on saute à quinze. C'est vrai qu'il faut qu'on aille jusqu'à l’infini, alors, on n'est pas rendu... Quinze, adjugé ! (coup de marteau)

Bruno Aubusson : Merci M. le Commissaire ! Quinze, enfin bon, 15, 15 % si vous voulez, mais peut-être pas exactement M. le Commissaire, parce que pour être honnête, il faudrait dire peut-être entre 13 et 17. Je ne veux pas dire M. le Commissaire, mais votre système, il est un peu pousse au crime, parce que, qui pourrait avancer un 15 % précis, net, ce n'est pas dans les règles de l'art, ça, M. le Commissaire...

J.-R. B. : Venez-en au fait, venez-en au fait.

B. A. : Non, non, M. le Commissaire je ne veux pas parler des fourchettes des schmilblicks, vous savez, le mot interdit qui est réservé pour tout à l'heure, là. Ce serait un délit de parler de fourchettes de schmilblicks maintenant. Mais bon, crime ou délit, M. le Commissaire, vous voyez où je veux en venir. Je viens porter plainte pour usage abusif d'un graphique M. le Commissaire, contre X. et même contre X. et tous autres, parce que des abuseurs dans cette affaire-là, il y en a pas mal !

J.-R. B. : Venez-en au fait ! Venez-en au fait !

B. A. : Bon ! Oui, il y a même le troisième homme, dans le tas. Alors, l'affaire du graphique est un peu compliquée mais je vais vous l’expliquer... le graphique c’est simple on l’a trouvé un peu partout, on l’a trouvé en particulier dans des tracts du RPR et puis dans le programme du candidat Chirac et le graphique disait que la délinquance a baissé de 11 % sous le gouvernement Juppé et qu’elle a augmenté de 15 à 16 % sous le gouvernement Jospin. Évidemment si on admet ça en matière de chiffres, après il n’y a plus beaucoup à discuter et pourtant il y avait de quoi réfuter ce graphique. Les lecteurs de Pénombre n’ont pas besoin que je fasse le cours, le n° 24 de Pénombre explique en détail pourquoi la statistique de la délinquance du ministère de l’Intérieur ne mesure pas précisément la criminalité commise, par ailleurs les variations que l’on observe sur un an ou sur deux ans, quand on les replace dans le long terme, cela montre que ce sont des accidents conjoncturels qui n’ont pas une signification très importante par rapport à la façon dont est traité le problème de la délinquance. Donc il y avait de quoi critiquer, il y avait encore plus de quoi critiquer car il y avait un rapport sorti au mois de décembre, rédigé par deux parlementaires, un socialiste et un RPR. Au terme de ce rapport et les auditions d’un tas de personnes, très savantes, il était assez net que les statistiques du ministère de l’Intérieur ne pouvaient pas être prises pour une mesure de la délinquance et le graphique ne pouvait pas servir à évaluer la politique de Juppé en matière d’insécurité et la politique de Jospin en matière d’insécurité. Il y a certains journalistes qui ont essayé de déminer l’affaire mais c’est curieux quand même car aucun des journaux qui se sont fendus d’un article pour essayer d’expliquer que les choses n’étaient pas aussi simples, aucun de ces journaux n’a renoncé à un titre du genre « les mauvais chiffres de la délinquance »… Et que va faire Jospin de ces chiffres ?… ce qui s’est passé, vous le savez mais je le rappelle quand même, c’est que Lionel Jospin lui-même, le jour de sa déclaration de candidature a rendu toutes les explications inutiles, parce que c’est lui-même qui a affirmé que la délinquance a augmenté au cours des 5 dernières années… Le débat était quasiment clos et les journalistes ont continué à essayer de nuancer ces affirmations mais enfin le cœur n’y était plus. Après coup j’essaie de me demander pourquoi les choses se sont passées comme cela. C’est sûr que l’on avait un climat très particulier en matière de reportages télévisés, de reportages en tous genres dans la presse écrite sur les faits d’insécurité. Un institut a mesuré un indice de pression médiatique sur le thème de l’insécurité qui a montré que, de l’automne 2001 jusqu’à avril 2002, le thème de l’insécurité avait occupé une place croissante dans les médias. Les arguments des journalistes que j’ai pu entendre depuis, montrent qu’ils se sont posé des questions quand même après sur la façon dont ils avaient traité l’insécurité pendant la campagne électorale. Il y en a qui n’ont pas encore trouvé d’explication à leur comportement, il y en a qui l’ont trouvée assez vite, ça consiste à dire en gros : la délinquance a augmenté, donc il fallait en rendre compte. Et qu'est-ce qui prouvait que la délinquance avait augmenté ? C'est qu'à la télévision on parlait de plus en plus de faits de délinquance… (rires) en fait ce qui prouvait que l’insécurité se développait...

J.-R. B. : Ça me rappelle l'histoire du trappeur que je vous raconterai, sans vouloir interrompre...

B. A. : Ah ! ça, l’histoire du trappeur, racontez-la, M. le Commissaire, parce que je l'ai entendue de la part d'un journaliste, et je la trouve formidable.

J.-R. B. : Beaucoup la connaissent. Ça se passe au Canada, c'est l'automne, comme en ce moment, ça se passe peut-être quelque part en ce moment, et il y a trappeur qui vient de s'installer dans une région qu’il ne connaît pas. Il fait de plus en plus froid, comme ici, mais au Canada, ça ne rigole pas, surtout dans le Nord. Alors il commence à couper du bois pour l'hiver. Il fait son petit tas, puis il se demande s'il en a assez ou pas assez... Il voit un vieil Indien qui fume son calumet, et il va lui demander « est-ce que tu penses que l'hiver sera rude » ? L'Indien lui dit : « Oh ! faut être prudent, toujours, avec les hivers, mais c'est un peu tôt pour dire... » Alors, voyant l'Indien un peu sceptique, il va recouper un peu de bois, puis il retourne voir l'Indien quinze jours après et lui demande : « Alors qu'est-ce que tu en penses, maintenant, as-tu des signes ?» « Ah ! dit l'Indien, ça va tout de même être un hiver un peu froid... » Alors, là, il en coupe un bon coup, et puis il se dit, si j'en coupe trop, il m'en restera pour l'année prochaine. Alors, il va revoir le vieil Indien, et lui dit : « alors, tu as du nouveau ?», et là, le vieil Indien lui dit « ouh la la ! qu'est-ce qu'on va déguster !...» Alors le trappeur lui demande : « mais comment fais-tu ? C'est le lichen sur les arbres ?...» et l'autre lui dit : « non, non, mais il y a un vieux proverbe : quand visage pâle couper beaucoup de bois, hiver très rude !». (rires)

C'est un phénomène à l’œuvre assez souvent dans les médias, mais nos amis journalistes nous diront comment cela fonctionne.

B. A. : C'était un peu notre côté provoc, pour que les journalistes aient de quoi répondre tout à l'heure. Non, mais ça n'était pas monté, ça vient comme ça, tout seul. En fait, après ça, on a le sentiment non seulement que l’insécurité augmente mais qu’elle explose. Ce mot finit par être lâché et on a des titres sur l’explosion de la délinquance des jeunes, sur l’explosion en tous genres, en fait on a aussi l’explosion des mauvais chiffres, tous les mauvais chiffres contre lesquels Pénombre a passé des années à se battre réapparaissent tout d’un coup et le bouquet c’est début avril un rapport de l’USM, cela ne signifie pas Usager Statisticien Manipulateur, mais c’est l’organisation professionnelle de magistrats tout à fait honorable, qui se nomme l’Union Syndicale de la Magistrature, qui produit son rapport : 12% des plaintes seulement sont jugées, 1/3 des peines de prison ne sont pas exécutées, 70% des amendes ne sont pas payées, c’est souvent lié aux amnisties, aux grâces… Ces chiffres, personne ne peut les justifier mais ils sont évoqués, ou bien s’ils ont un fondement dans les statistiques dont on dispose, l’explication n’est pas celle que l’on avance dans cette période-là, une justice laxiste qui se serait développée pendant une quinzaine d’années par la faute de gauchistes mal reconvertis ou soixante-huitards attardés. On a travaillé sur des coupures de presse et d’articles de journaux sérieux, et avec ce thème très net et répétitif pendant le mois d’avril et jusqu’au premier tour des élections, après coup quand même on peut se dire qu’on a raté l’occasion d’un débat car tout avait été mis en place dans les années précédentes pour qu’on aborde les chiffres dont on disposait autrement. Il y a eu des missions parlementaires, des missions d’experts, les ministères, en particulier le ministère de la Justice, avaient produit tout un ensemble d’études et de commentaires statistiques qui permettaient de prendre les choses autrement. Et après l’explosion des chiffres, le débat s'est arrêté, et il y a eu une autre explosion après. (applaudissements)

J.-R. B. : Merci. On ne sait pas si on était à quinze ou à 16, mais on était dans ces coins-là.

Demande de la salle : Est-ce qu'on pourrait monter le son de la salle de 15 à 16 % ?

J.-R. B. : 15 à 16 % en plus, c'est possible ? Il y a peut-être une manière de faire qui est de rapprocher le micro... Que ceux qui s'expriment parlent donc si possible plus près du micro.

L'ingénieur du son (après étude du problème) : ... Il faut parler plus près du micro. (rires) Est-ce que là, c'est bon ?

La salle (en chœur) : Oui !

J.-R. B. : C'est clair ! Finalement. C'est clair, c'est plus clair que les chiffres, non ? 15 % plus près. Seize, qui dit mieux ? Vingt ? Je n'ai pas le droit de renchérir, mais enfin, les 20 euros, c'était marrant, quand même, tout le débat sur la santé ramené aux 20 euros des médecins… mais moi, je n'ai pas droit. Vous avez le droit, vous. 20, 30, 50?...

Trente-cinq !

J.-R. B. : Trente-cinq ! Ah oui, je m'y attendais... Il n'y a pas mieux que 35 ? Alors 35, adjugé ! (coup de marteau)

Daniel Cote-Colisson : Oui, 35, bien entendu, c'est des trente-cinq heures que je voudrais vous entretenir quelques instants. Parce que j'ai relu non pas tous les programmes, je ne les ai pas tous retrouvés parce que je suis un peu négligent, mais j'ai tout de même retrouvé neuf programmes dans lesquels on citait les 35 heures : 7 fois pour dire, il faut les assouplir, 1 fois pour dire, on n’y touche pas et 1 fois pour dire, il faut accélérer, mais c’est tout ce que l’on a dit pratiquement sur les 35 heures. Or c’est un sujet qui méritait un tout petit peu plus de débat et entre autre car il y avait énormément de chiffres autour de tout ça.

35 heures c’est quoi ? 35 c’est ce qu’ils appellent la durée légale, c’est-à-dire le moment où quand on a dépassé ce seuil au cours d’une semaine notre patron, nous devrait théoriquement des heures supplémentaires. Simple comme définition. Donc on a commencé à travailler dans les entreprises pour passer à 35 heures. Très vite on s’est dit, 35 heures c’est une base hebdomadaire, ça ce n’est pas terrible, et si on annualisait ? Annualiser, ça veut dire que l’on décompte non plus sur la semaine mais qu’on décompte sur une année. Ça ne doit pas être très difficile ! Après tout, on est payé tous les mois, en principe, on travaillait 169 heures cela faisait 2 028 heures payées dans l’année, il n’y a qu’à calculer combien de temps on travaillait pour être payé ce montant-là : simple ? non ! Qu’est-ce qui s’est passé ? Normalement l’annualisation c’était 7 heures par jour multiplié par le nombre de jours de travail. La première circulaire que l’on a rencontrée était celle de la direction du travail à Paris qui disait une année c’est 365 jours, dont on déduit les samedis et dimanches, il y a quand même des gens qui bossent le samedi et qui ne travaillent pas le lundi, mais peu importe, donc on enlève 104 jours, on enlève onze jours fériés, on enlève 25 jours de congés payés, total égal 225. Manque de pot, il n'y a pas une seule année où les jours fériés tombaient en dehors du samedi et du dimanche… Donc il a fallu corriger. Les premières entreprises qui sont passées aux trente-cinq heures y sont passées, disons un peu massivement en 1999. 1999, c'est une année de 365 jours. Cinquante-deux dimanches, 52 samedis…

J.-R. B. : Une année sage...

D. C.-C. : Une année sage, avec 9 jours fériés, total, on arrive à 228 jours. Multiplié par 7 : 1 596 heures. (J'ai fait quelques antisèches parce que c'est vraiment trop dur). L'année d'après, 2000. Alors 2000, je ne sais pas si vous vous souvenez, c'était une année où on se posait la question de savoir si elle était bissextile ou pas. C'était quand même pas mal, parce que d'un seul coup on a retrouvé la vérité, c'est que quand c'est bissextile, non seulement on peut diviser par 4, mais quand c'est le début d'un siècle ou d'un millénaire, il faut qu'on puisse diviser par 400. Coup de pot, 2000, c'était une année de 366 jours. 366 jours, ça veut dire qu'on va travailler sans doute plus. Pas de chance ! On fait le calcul, 366 jours, c'est la seule année pendant longtemps où il y a 53 samedis et 53 dimanches ! (rires) et neuf jours fériés. Total : 226 jours x 7 = 1 582 heures. Je vous rappelle que pour la direction du travail, cela faisait 1 575. Coup de chance, les députés, pour la loi Aubry nº2, décident de fixer un seuil une bonne fois pour toutes, puisque le code du travail n'avait jamais dit comment ça se calculait, et disent, ça sera maximum 1 600 heures. Chouette ! 1 600 h, que faire avec ça ? Moi, ma question, c'était : « c'est quoi, en fait, le nombre de jours de travail d'une année ?» Et je reviens à l'an 2000. Année magique. Vous vous souvenez, on se disait : « mon magnétoscope que j'ai acheté il y a longtemps, mais qui était solide, comment je vais faire pour passer avec l'an 2000 ?» Il y en a qui ont dit : « mais ce n'est pas compliqué, tu le règles sur 1972, parce que tous les vingt-huit ans, le calendrier est exactement le même : le lundi tombe la même date etc. » Donc qu'est-ce que j'ai fait ? Ben, je me suis calculé un truc complet sur vingt-huit ans. Un dimanche où je n'avais rien à faire... (rires) et donc sur 28 ans de 72 à…

J.-R. B. : Compté comme un jour de travail, donc ! (rires)

D. C.-C. : Et donc sur 28 ans, de 72 à 99, j'ai répertorié tout de même 10 227 jours dont 9 219 qui sont hors jours fériés. Et je me suis interrogé en me disant : « et si je ne bosse pas le samedi, et si je ne bosse pas le dimanche, ça me fait combien ?» Divisé par vingt-huit, et je tombe pile poil à 227 jours ! Ah ! je me dis, ça c'est au moins fiable. Mais mon fils me dit : moi je travaille le samedi mais pas le lundi. Aïe ! On refait le calcul : 229 jours ! Eh bien ! oui, parce qu'il y a des lundis, le lundi de Pâques, lundi de Pentecôte, qui sont fériés, et ça sème la pagaille. Bon. C’est 1 600 heures, a dit la loi. 1 600 heures, mais si c'est 227 jours, c’est 1 589 heures, et sinon c'est 1 603. Ça veut dire quoi ? Ça veut dire que mon patron, quand il m’annualise, il me carotte tout simplement une journée et demie. Donc il y a un facteur d'inégalité par rapport à Toto qui est passé sur la base de 1999. Ça c'est inquiétant. Mais les facteurs d'inégalité, ça continue. Je vais vous raconter l'histoire de Germaine et de son mari. Germaine, elle travaille avec un patron social, qui a dit dès le premier jour, on passe aux trente-cinq heures. Ils se sont tous réunis et il a dit ça va très simple : il faut faire quatre heures de moins dans la semaine : 48 minutes de moins par jour. Donc, au lieu de venir à neuf heures, vous viendrez à 9h12, vous irez déjeuner à 12h48 au lieu de 13h et vous reviendrez à 14h12 et vous partirez à 17h48, 16 h 48 le vendredi. Le compte est bon. Alors heureuse ? (rires) Germaine est rentrée, et elle a dit à son mari : tu vois, je suis passée aux 35 heures. Lui, il est à l'Aérospatiale, et il lui dit : « moi aussi, j'ai 22 jours de R.T.T. » (rires) Facteur d’inégalité ! Oui, mais les jours de R.T.T., ça mérite aussi de réfléchir. Vous vous souvenez du mois de mai. C'est peut-être ce qui explique l'abstention. C'est une autre question. Puisqu'il paraît que tout le monde partait en voyage dans les agences de voyages, etc. Air France a fait moins 7 % de trafic par rapport à l’année d’avant. Mais Bison futé a dit : « c'est à cause de la R.T.T. que je ne m’y retrouve pas ». Les enquêtes disent quoi ? Elles disent il y a 60 % des gens passés aux 35 heures qui ont des jours ou des demi-journées de R.T.T. Il y a 55 % des gens qui sont passés aux 35 heures. Donc ça veut dire qu'il y a un tiers, finalement, des travailleurs du privé qui ont des jours de R.T.T., et deux tiers qui n'en ont pas. Je ne sais pas si ça explique tout, mais c'est un petit peu inquiétant quand même. Bon, on peut continuer comme ça. Le nombre d'emplois créés, 150 000, 200 000, 250 000, 300 000, 350 000 peu importe, mais en baissant de 10 %, comme c'est 39h/35h, et si on avait compensé, on faisait 2 millions d'emplois. 300 000, par rapport à 2 millions. Mais non, puisque j'ai dit tout à l'heure qu'il y en avait 55 % qui sont passés. Donc c’est 300 000 ou 350 000 par rapport à combien ? Oui mais ils ont compté « de Robien » là-dedans... Oui, mais ce n'est pas grave. C'est beaucoup, ou ce n'est pas beaucoup ? Moi, je ne sais pas. Et donc tout compte fait, je pense qu'ils ont bien fait de s'arrêter à une chose, c'est de dire ces 35 heures, il faut assouplir, et de ne pas engager le débat. (applaudissements)

J.-R. B. : Bien, alors, on était à combien ? On était à 35. 35, 36, 40, 50...

Cinquante !

J.-R. B. : 50 ? Pas mieux que 50 ? Adjugé 50 ! (coup de marteau)

Fabienne Vansteenkiste : 50, c'est le chiffre de 50 %, la parfaite égalité et la parité. Or, nous avons pu constater que ce fameux chiffre de 50 %, si on considère le troisième tour des élections, a exactement été respecté par tout un tas de partis qui ne sont pas spécialement suspects de féminisme, je citerai le parti Chasse Pêche Nature et Tradition, ou le M.N.R. et, comme par hasard, ces cinquante % avaient une fâcheuse tendance à fondre au fur et à mesure qu'on s'approchait du pouvoir…

J.-R. B. : Ou qu'on croyait s'en approcher...

F. V : Ou qu'on croyait s'en approcher ! Et, les 50 % sont devenus 30, 33, 35 chez les partis sérieux, ceux qui pensaient arriver à l'Assemblée. Ils ont encore fondu le jour où les dits partis sont arrivés, parce que, hasard des circonscriptions, choix des électeurs qui préfèrent la masculinité, un petit 10 % de femmes sont arrivés à l'Assemblée. Je vais me permettre de parler du tour « moins un », c'est-à-dire des élections précédentes, qui étaient les municipales, et juste pour rappeler qu'un parti qui a toujours respecté scrupuleusement la parité, et qui fait des féminismes son étendard, qui est les Verts, a eu 33 maires élus dans des villes de plus de 5 000 habitants, que ces 33 maires sont 33 hommes, que si la parité avait été respectée honnêtement, il y avait une chance sur deux puissance 33 que ça arrive (rires), et là, nous nous éloignions énormément du 50, mais nous avions une chance sur 8 milliards pour que ça arrive, et ... c'est ar-ri-vé ! (rires, applaudissements)

J.-R. B. : Comme on dit, l'homme est une femme comme les autres... Bien, alors nous en étions à 50. 50, 60, 70, 100, 200, 1 000, 2 000, 5 000, 10 000, 100 000, 200 000, 1 million...

469 000 !

J.-R. B. : 469 000. Il n'y a pas mieux ? Alors, 469 000. Adjugé ! (coup de marteau)

René Padieu : « 469 000 », précis c'est le nombre d'emplois créés par la baisse des charges ! C'est scientifique, c'est calculé. (rires) Le chiffre a été repris dans les arguments électoraux de plusieurs candidats, essentiellement par des candidats de droite, disons pour faire vite. Ce chiffre résultait d'une étude publiée par l'INSEE un an avant, étude qui a été rafraîchie et republiée en mars. Plusieurs candidats ont repris ce chiffre, « 469 000 », par un de plus, pas un de moins.

Pourtant, il y avait eu quand même quelques contestations autour de cette étude. Quand on la lit d'ailleurs, on s'aperçoit qu’elle contient un certain nombre d'hypothèses, et, selon qu’on choisit une manière de calcul ou une autre, on pourrait arriver à un nombre différent : de discussion en contradicteur, il s’avérait que ça pouvait donner aussi bien 200 000, mais aussi davantage, pourquoi pas 800 000 ?

Mais enfin, ce chiffre de 469 000 a bien été repris par certains candidats, sans état d'âme.

Lorsque Giscard d'Estaing a appelé à voter Chirac, il a repris ce chiffre à son tour, et lorsque quelqu'un lui a dit « mais il y a des contes-tations... », il a écarté ça d'un geste noble, en disant « non, non, non, non, 469.»

Voilà, donc, LE chiffre, c’est bon, c'est solide, c'est du béton.

Il y a eu quand même quelque chose d'étonnant dans la campagne sur cette question de la création d'emplois. Depuis longtemps, qu’est-ce qu’on nous avait rebattu les oreilles avec les 35 heures qui étaient censées créer des emplois. Donc, si les candidats de droite, toujours pour faire vite, disaient « la baisse des charges fait tant d'emplois », les candidats de gauche auraient dû logiquement mettre en face «les 35 heures, ça fait tant d'emplois».

Et là, …rien ! Alors on ne sait pas, peut-être que les 35 heures, ça n'a pas créé d'emplois, peut-être que ça en a créé beaucoup, mais on n'a pas su, personne ne s'en est prévalu, donc on restera avec la baisse des charges et les 469000. (applaudissements)

J.-R. B. : Au moins ça, c'est sérieux ! Alors, au delà de 469 000, est-ce qu'il y en a qui enchérissent encore ? 1 million, 1 milliard ?

27 millions !

J.-R. B. : 27 millions ! L'enchère est ici. Qui dit mieux ? 27 millions, une fois, deux fois, trois fois. Adjugé ! (coup de marteau)

Alfred Dittgen : 27 millions, c'est quoi ?

La salle : le nombre d’électeurs ?

(on entend diverses réponses)

A. D. : Non ! Vous n'avez pas regardé la télé ? « 27 millions » c'est le nombre d'immigrés que la France devrait recevoir dans les vingt ans à venir. (rires)

Et ça vient de qui ce chiffre ? Ce n'est pas de Bruno Mégret, donc c'est de Jean-Marie Le Pen. Dans une émission à laquelle celui-ci a participé, plus précisément dans une interview à France 2, le 17 avril, après le journal télévisé de 20h, émission d'Olivier Mazerolle et de Gérard Leclerc, il a dit « la commission de l'ONU nous a demandé de prévoir de recevoir dans les vingt ans qui viennent 27 millions d'immigrés. »

D'où sort, d'abord, ce chiffre complètement abracadabrantesque, et puis cette « injonction » de l'ONU ? Nous sommes en France moins de 60 millions, donc 27 millions c'est à peu près 50 % de plus. Là je pense qu'on peut utiliser le terme : « invasion » ! (rires) 27 millions ça fait 1 350 000 par an. Alors qu'en ce moment, il y a à peu près 50 000 personnes étrangères qui rentrent par an. Vous voyez un peu le rapport.

On pourrait dire : « Le Pen, il s'est peut-être trompé, il voulait dire autre chose ». Eh ! bien non, parce que le même chiffre est repris dans une de ses publications. Simplement avec une petite différence, c’est que la prévision n'est pas sur vingt ans, mais sur cinquante. Donc cela en fait moins, mais le nombre reste quand même énorme.

Alors, d'où vient-il, ce nombre ? J'ai cherché, et effectivement, il y a quelque chose à la base de cette affirmation. La Division de la population de l’ONU fait régulièrement des projections de population pour tous les pays du monde, et ces projections montrent que les populations des pays européens ont tendance à diminuer, parce que la fécondité n'y est pas assez forte. Dernièrement, l'ONU a calculé le nombre d'immigrants qu’il faudrait pour que la population ne diminue pas dans un certain nombre de pays européens. D'une façon générale, on n’aime pas que les populations diminuent, ce n'est pas très bon économiquement, et donc, cette question a un sens. Pour la France, il faudrait qu'il entre 5,5 millions de personnes dans les 50 ans à venir. 5,5 millions de personnes, ce n'est pas extraordinaire, ça fait en moyenne annuelle 100 000 personnes, c'est plus que maintenant mais ce n'est pas absolument extraordinaire. Alors d’où vient ce « 27 millions » ?

Dans ce travail de l'ONU, il y avait, d’une part, cette projection qui a un certain sens, mais d’autre part, il y avait d'autres résultats qui n'ont pas beaucoup de sens, et les gens qui ont fait ces études le reconnaissent eux-mêmes - ils l'écrivent dans leur publication - : on a calculé le nombre d’immigrants qu'il faudrait pour que les populations ne vieillissent pas. Or on sait qu’il est tout à fait impossible que les populations européennes ne vieillissent pas. C'est comme ça, elles vont vieillir, ça veut dire que la proportion de personnes âgées va augmenter. Il est impossible d'empêcher cela. Néanmoins, on a calculé combien de personnes devraient venir pour que cela ne se produise pas. Et là, on aboutit à des chiffres absolument énormes. Les 27 millions, eh bien ! sont bien issus de cette partie du travail de l'ONU. Manifestement, Le Pen a pêché un chiffre dans ces hypothèses un petit peu stupides !

D'autre part, cette histoire d'injonction de l'ONU. C'est complètement stupide aussi. Pourquoi ? Vous savez que l'ONU fait des résolutions de temps à autre. Ces résolutions, généralement d’ailleurs, ne sont pas suivies d’effet. Mais ces résolutions concernent des conflits, des guerres. On n'a jamais vu l'ONU faire une résolution disant : « en France, vous devez faire venir tant de gens »... Ce ne sont pas les instances dirigeantes de l'ONU qui ont fait cette étude, ce n'est pas le Conseil de sécurité, ce n'est pas l'Assemblée générale, c'est la Division de la population, et la Division de la population, c'est une espèce de bureau d'études, comme l'INSEE. L'INSEE, ce n'est pas le gouvernement, et de même, la Division de la population, ce n'est pas l'Assemblée générale, ce n'est pas la Commission de la population.

Vous allez me dire : c'est tellement gros ces 27 millions que le téléspectateur aura rectifié de lui même. Alors là, j'ai malheureusement des doutes, parce que les deux journalistes présents, qui ne sont pourtant pas des imbéciles, Olivier Mazerolle et Gérard Leclerc, eux, n'ont pas rectifié du tout. (applaudissements)

J.-R. B. : Alors, nous en étions à 27 millions, qui dit mieux ? 27 millions ? Milliards ? On arrive tranquillement à l'infini ? Et on s'arrête là ? Vous avez mieux ?

Dans la salle : J’ai « Pschit » !

J.-R. B. : Pschit ? Alors là, est-ce que c'est valable ?

B. Lacombe : Oui ! oui !

J.-R. B. : Alors, nous allons l'accepter au delà de l'infini, si vous le voulez bien. (rires) Allez, on accepte Pschit ! (coups de marteau)

Un participant : En fait je prends la parole pour poser une question : à l'époque, je n'avais pas compris si c'était un infiniment petit ou un infiniment grand. Comme j'ai laissé passer mon tour tout à l'heure pour les infiniment petits, si quelqu'un peut m'éclairer pour savoir si Pschit, ça mesure une quantité infiniment petite ou infiniment grande, ça m'intéresse.

J.-R. B : Y a-t-il un prof de maths dans la salle ? de préférence d’un service d'urgence... (rires) Non ? Eh bien ! nous resterons dans le doute. Et nous nous porterons mal…

Sur ces chiffres, remis en perspective avec sérieux, comme on vient de le faire, est-ce que nos amis journalistes, qui sont au premier rang, et qui passent leur temps à brasser des choses comme ça, souhaitent s'exprimer ? On a pris soin, vous l'avez remarqué, de ne pas prendre d’exemple dans les journaux ici représentés, mais c'est le pur fruit du hasard ! (rires) C'est le fruit du hasard, mais c'est aussi parce qu'on n’a invité que des journalistes sérieux ! Cela nous intéresserait d'avoir votre point de vue sur ce constat, dit avec le sourire, que les chiffres des programmes nous ont franchement déçus. Quand nous sommes allés à la chasse aux chiffres, nous avons eu l'impression qu'il n'y en avait pas beaucoup. Le débat n'était pas tellement assis sur des chiffres, et les chiffres étaient jetés d'une manière fort peu... mathématique. Qui se lance ?

François Ernenwein, de La Croix : Sur les chiffres des programmes et cette discussion, je voudrais dire d’abord que pour qu'il y ait des chiffres dans les programmes, il eût fallu qu'il y ait des programmes. C'est la première remarque.

La deuxième remarque : je voudrais juste revenir sur le « 0 SDF ». Ce qui m'a frappé dans le « 0 SDF », c'est qu'il y avait un hiatus fort entre l'intention, c'est-à-dire faire le bien, réduire la pauvreté, et l'usage du « 0 SDF ». Ce qui est intéressant, c'est que les réactions des journalistes et de l'ensemble des Français était de dire que de toute façon « 0 SDF » c'est impossible, tout le monde ayant intégré l'idée que quand les préfets essayaient de faire rentrer en période de grands froids des gens dans des refuges, des abris, etc., les gens en question n’en avaient pas forcément envie. L'objectif de « 0 SDF » était donc de toute façon ridicule, même si on était animé des meilleures intentions du monde. En tout cas ce que je retiendrai de ça, et c’est à mon avis assez en phase avec votre travail, c'est qu'à user en politique de chiffres « bidons », le risque est de dissoudre l'intention politique ; c’est-à-dire que le message politique qui était dans le « 0 SDF » et qui pouvait avoir éventuellement son sens dans cette campagne électorale, s'est complètement perdu dans la réaction qu'il a provoquée, dans le fait de dire « de toute façon c'est une ambition impossible, c'est ridicule de dire ça ». Le commentaire a eu plus d'effet que l'usage du chiffre lui-même. Et cette capacité qu’ont les chiffres bidon de dissoudre l'intention, c'est, à mon avis, un objet de méditation infinie. (applaudissements)

Antoine Reverchon, du Monde Économie : Je me demandais si vous aviez fait ces travaux sur d'autres campagnes électorales, si vous aviez vu des évolutions, des aggravations, dans ce type d'usage des chiffres.

J.-R. B. : Dans quelques instants, nous allons passer une bande vidéo d'une campagne précédente…

A. R : Ça fait dix ans, quand même...

J.-R. B. : Mais on n'a pas fait évidemment le travail sur une autre campagne de manière aussi systématique. Cette fois, concrètement, des membres de Pénombre, et vous tous, vous avez été appelés à ramasser leschiffres, à les collecter, à les commenter... Certains l'ont fait très systématiquement.

A. R : Dans les numéros antérieurs, il y a déjà eu pas mal de choses...

J.-R. B. : C'est ça, il y a déjà des traces de cela dans nos numéros de la Lettre Blanche, et c'est là-dessus que nous avons travaillé pour cette nuit.

A. R. : Et... dans ce travail sur la presse, vous n'avez pas fait non plus de comparaison pour voir si on s’en tirait de plus en plus mal, ou de mieux en mieux... ?

J.-R. B. : Je ne sais pas, mais le débat est ouvert, est-ce que vous avez l'impression que c'est pire qu'avant ? Qui pense que c'est pire qu'avant ?

Approbations multiples dans la salle…

A. R : Pourquoi, pourquoi ?

Frédéric Lehobey : Sauf le Canard enchaîné...

J.-R. B. : Sauf le Canard enchaîné… Bon ! Je peux te passer la liste de ceux qui sont là, pour que tu rajoutes tous les « sauf …» (rires)

Et qui pense que ce n'est pas pire qu'avant ? Personne ne pense que ce n'est pas pire qu'avant ? Si, quand même... Oui, mais toi, tu es journaliste. Exprime-toi.

Martine Kis : On sait bien que dans l'ancien temps c'était toujours mieux... mais est-ce que c’était scientifique ?

Louis-Marie Horeau, Le Canard enchaîné : Je suis très sensible au fait que c'est pire partout sauf au Canard enchaîné. Mais je pense qu'il y a une logique. Parce que Pénombre est un peu... euh !… au Canard... euh !… Enfin... Pénombre est aux nombres, un peu ce que le Canard est à la comédie du pouvoir.

J.-R. B. : Parti comme ça, je ne savais pas comment vous alliez vous rétablir, mais c'est pas mal !

L.-M. H. : Pénombre est à la comédie des chiffres ce que le Canard est à la comédie du pouvoir, et donc c’était normal qu’on se rencontre…

J.-R. B. : Belle formule ! il faut que le président note ça... On le mettra...

L.-M. H. : Puisqu'on me donne le micro, j'ai regretté tout à l'heure de ne pas participer aux enchères, parce que j'ai apporté une friandise pour Pénombre, c'est un article récent du Figaro, et j'aurais dû réagir à 51. Cinquante et un, parce que c'est juste au-dessus de 50 %, 51 %, c'est une bonne nouvelle, ça veut dire qu'on est juste au-dessus de la moyenne, et 51 %, c'est quoi, eh bien ! c'est le nombre de gens qui n'ont plus le sentiment d'insécurité, ils ont le sentiment que l'insécurité recule, ils sont contents, ils n'ont plus peur, voilà ! Et c'est absolument formidable, parce que c'est un sondage CSA le Figaro, qui a été publié récemment, sur un échantillon de 1 002 personnes… (rires)

J.-R. B. : Ce sont eux qui font le 1 de cinquante et un, les 2...

L.-M. H. : Oui, je ne veux pas oublier les deux ! Et ce qui est très intéressant c’est qu’on demande aux gens s'ils ont le sentiment d'être en sécurité ou en insécurité, et alors, on leur demande : « est-ce que vous vous sentez souvent, de temps en temps, rarement ou jamais en insécurité ?» Alors « souvent », « de temps en temps », ces gens-là ont le sentiment d'insécurité, et puis en dessous, il y a « rarement » ou « jamais », ils ont le sentiment d'être dans un pays sûr. Ce qui est extraordinaire c'est que « de temps en temps », vous avez peur, alors que « rarement », vous n'avez pas peur. Toute la nuance se fait entre « de temps en temps » et « rarement » ! (rires)

Je ne sais pas comment vous réagissez, mais moi, « de temps en temps » et même « rarement », je suis convaincu par ce type de sondages. (applaudissements)

A. Reverchon : J’en ai un à peu près du même tabac, un sondage CSA qui est sorti il y a quelques jours auprès des cadres le 19 septembre, je crois, après l'affaire Vivendi, et la question posée était : « est-ce que vous avez confiance dans les résultats publiés par votre entreprise ? » Eh bien ! 91 % ont dit oui. 91 % ont dit oui ! C'est hallucinant non ?

La salle : Il y en a quand même 9 % qui disent non !

A. R. : C'est vrai, c'est vrai. C'est assez inquiétant. Excusez-moi en fait c'est 87 % disent oui, et 91 % chez les moins de quarante ans.

J.-R. B. : Les jeunes seraient naïfs ?

A.R. : Oui. Il y a une différence aussi entre les hommes et les femmes. Les hommes sont beaucoup plus naïfs que les femmes. Sur ce sujet en tout cas.

La salle : Ce n'est pas un scoop !

A. R. : Et quand on pose la question sur les entreprises cotées, sur les comptes des entreprises cotées, alors là, ils sont plus sceptiques, quand même, mais là c'est l'inverse, c'est les hommes qui sont plus sceptiques que les femmes. Ça, faudra qu'on m’explique. On ne sait pas pourquoi, c'est bizarre. Je vous livre ça. C'est sur le site du CSA. Allez voir parce que je voudrais qu'on m’explique.

Un participant : Et que pensez-vous de la créativité comptable ?

J.-R. B. : Bien, bien, la créativité comptable, ça vient de sortir ?

Une participante : Non, non, maintenant, on doit faire la comptabilité partout comme ça…

J.-R. B. : Bien, voilà un champ d'investigation pour Pénombre dans l'avenir, s'il y en a qui veulent regarder la créativité en comptabilité...

Madame ?

Michelle Guillon : Je voudrais revenir un tout petit peu en arrière, sur le chiffre avant et le chiffre maintenant dans les campagnes. L'impression que j'ai quand je réfléchis, sans avoir fait d'analyse, c’est qu’on prend les chiffres de moins en moins au sérieux, et donc qu'ils ne sont pas au centre. Je ne dis pas qu'il n'y a pas de chiffre dans les campagnes, on en a vu. Le coût des mesures, par exemple, n’est plus du tout au centre des campagnes, parce que ça ne marche pas, parce que les gens n'y croient pas. Alors que je me souviens qu'il y a une vingtaine d'années, dans des débats publics, sous Giscard, les deux candidats et aussi le public prenaient ça au sérieux, et après on avait dans les journaux des discussions pour savoir si les calculs étaient bons ou pas bons. Je veux dire qu'il y avait une espèce de croyance dans les chiffres qui s'est quand même sérieusement atténuée.

J.-R. B. : Donc maintenant ce n'est pas comme dans le temps... Alors ce que je vous propose, pour illustrer ça, c'est de prendre une vieille bande qu'on a retrouvée en noir et blanc à l’I.N.A., c'est un débat télévisé que vous allez reconnaître ou pas, je ne sais pas, et on va tout de suite le lancer.

(installation du plateau)