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Lettre d'information de Pénombre

association française régie par la loi du 1er juillet 1901

Avril 2003– numéro 33[Table des matières]

 

Instruction civique


En démocratie, l’absurde commence à 3

EN DECEMBRE 2000, les chefs d’États de l’Union européenne signent un traité à Nice. Le texte est important et nous concerne tous malgré son caractère abscons. Il s’agit du troisième traité après celui de Rome (instituant en 1957 la Communauté européenne) et celui de Maastricht (fondateur en 1992 de l’Union européenne) : le Traité de Nice ébauche le fonctionnement futur de l’Europe quand l’Est aura rejoint l’Ouest. Pour entrer en vigueur, le traité doit être, après signature par les chefs d’États, ratifié par chaque pays membre de l’UE. Mais, en juin 2001, un référendum sur le sujet, organisé en Irlande, débouche sur un « non » : le traité ne peut être ratifié. Il est alors décidé de laisser reposer le sujet et de programmer un nouveau référendum, plus tard, sur le même texte. En octobre 2002, une nouvelle consultation donne une majorité de oui parmi les Irlandais votant : le Traité de Nice est donc ratifié.

La même question, posée deux fois, qui a pour réponse « non » puis « oui » est donc réputée être acceptée ? Tenons pour une erreur grossière, heureusement inhabituelle de sa part, l’explication avancée par l’éditorialiste qui, sur France Inter le 21/10/02 à 8h50, disait, en substance « c’est comme les élections présidentielles en France, au premier tour, on rue dans les brancards, au deuxième, on choisit sagement ». Outre cette vision surprenante de la principale élection française (mânes de Debré, protégez-nous !), il s’agit d’un mensonge : le référendum n’était pas destiné à se dérouler en deux tours. Il y a bien eu re-référendum.

En termes électoraux, comment comptabiliser un résultat lorsque l’on demande deux fois de répondre sur la même question ? Il semblait peu probable que l’on prenne en compte les deux votes, en faisant par exemple la moyenne des oui et des non. Dans les faits, c’est le second vote qui a compté. Sortons un instant du contexte et examinons le cas théorique d’un vote en deux temps dont seul le second compte : il serait loisible de se demander pourquoi organiser un premier.

Mais en politique le contexte est au dessus des faits. Et en l’occurrence, il ne faut pas être de foi bien mauvaise pour insinuer que c’est parce qu’ils ont voté non que les Irlandais ont été à nouveau convoqués sur le même sujet. À quelques jours de ce deuxième vote, le Président du Parlement Européen, Pat Cox, expliquait dans une interview : « Si le non l’emportait, il serait absurde de vouloir soumettre une troisième fois aux Irlandais le traité actuel » (La Tribune du 8/10/02). Cela signifie donc qu’il n’était pas absurde de le soumettre une deuxième fois.

 

Nicolas Meunier

 


En démocratie, la légitimité commence à 1, enfin, en principe

«Comment 1 % de la population de l’UE pourrait-il dicter sa volonté aux 99 % restants ?», s’écrie un responsable européen à Dublin (Libération du 18/10/02). Cette question était posée pour s’inquiéter de ce que les Irlandais puissent, en votant majoritairement non, refuser la ratification d’un traité qui concerne l’Europe entière. En juin 2001, les Irlandais avaient dit non. Nous allons aider ce « responsable » à minimiser encore le poids des Irlandais nieurs.

Les Irlandais sont, en effet, 3,8 millions, soit 1 % des 380 millions d’habitants de l’UE. Mais ils ne sont pas tous des électeurs : faut-il incriminer pour le choix du pays les enfants qui ne sont pas encore électeurs, les anarchistes qui se refusent à l’être, les condamnés à la privation du droit de vote ? En France, il y a 41,2 millions d’inscrits sur les listes pour près de 60 millions d’habitants. Si les Irlandais sont aussi jeunes, aussi peu déchus de leurs droits civiques que les Français, il doit y avoir également un peu moins de 70 % des habitants qui sont inscrits, disons 2,6 millions d’électeurs, soit 0,7 % de la population européenne.

En 2001, lors du premier scrutin, il y avait eu 68 % d’abstentions, soit, sur cette base de 2,6 millions d’électeurs, 830 000 votants : on est ici à 0,22 % de la population. Parmi eux, les « non » avaient représenté 54 %, soit (toujours sur notre base) moins de 450 000 personnes, soit 0,12 % de la population européenne. Tous coupables ? Le résultat du vote se fait par différence. Il y avait eu 382 000 votants « oui ». On ne peut en vouloir à 381 999 des votes « non » : s’il n’y avait eu qu’eux, le « oui » l’aurait emporté. Les fautifs sont donc les « non » surpassant les « oui », soit, dans notre chiffrage, 66 500 personnes : la question devient « comment 0,02 % de la population de l’UE pourrait-il dicter sa volonté aux 99,98 % restants ? »

On peut ici remarquer que finalement, les Irlandais se sont prononcés (à 63 % des votants) pour la ratification. Le traité a donc reposé sur quelques dizaines de milliers de votants supplémentaires. La question initiale reste vraie, puisque un très faible pourcentage a finalement permis l’entrée en vigueur du traité. Elle a pourtant disparu, instantanément oubliée : il semble que le sens de la réponse conditionne l’existence de la question.

Question à laquelle il convient de répondre une fois pour toutes : comment ? Mais simplement parce que c’est le principe du scrutin démocratique. Si le traité avait été soumis à un unique référendum aux 380 millions de citoyens, et que le choix (oui ou non, peu importe) l’ait emporté d’une seule voix, aurait-il été moins ratifié parce « dicté » par 0,0000002 % de la population ? Politiquement plus fragile, certes, mais légalement tout aussi valable. C’est le miracle du vote : un seul votant peut changer les structures. On pense à une nouvelle de science fiction d’Isaac Asimov où les élections sont faites par un seul électeur, sélectionné à chaque consultation par ordinateur, comme étant celui qui représente le choix de la majorité : puisque le résultat est toujours soit A soit B, il suffit de connaître le résultat pour réduire les votes, donc le coût d’une élection. Mais on pensera surtout à l’Histoire de France : la République y fut instaurée par adoption de l’amendement Wallon, en 1875, à la Chambre des Députés... à une seule voix de majorité.

 

Nicolas Meunier