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Avril 2003 numéro 33[Table des matières]
Suite de la grande nuit...
IL EXISTE une divinité étrange, « lOpinion publique » : censément, elle serait « le reflet de lOpinion » ou quelque chose du genre « le reflet de lOpinion publique ». Ça peut paraître tautologique, ça ne lest pas : il y a deux « Opinions publiques », lune est plus ou moins léquivalent de « la Majorité silencieuse » (malgré son nom, une divinité mineure) qui, par nature, ne sexprime pas, sauf dans des occasions rituelles, appelées « élections », et où on la rebaptise pour la circonstance « le Peuple ». La majorité silencieuse ne parle pas, mais elle pense, du moins, il paraît quelle pense, car certains télépathes, appelés aussi « démagogues » savent ce que pense la Majorité silencieuse, et le disent - car ils sont doués de parole. Lautre Opinion publique est une image plus ou moins déformée de la première, le fameux « reflet de lOpinion ». Ne me demandez pas comment ça marche, pour moi ces mystères dordre divin sont inaccessibles, mais si les démagogues savent lire dans les pensées de lOpinion publique, des sortes de devins, appelés « sondeurs », et formant des sectes dites « instituts de sondages » ou « instituts denquêtes (de quêtes ?) de lOpinion » aux noms ésotériques - Ipsos, Sofres, Csa (prononcer céhessa), etc. - parviennent à connaître « létat de lOpinion », un terme signifiant « lOpinion de lOpinion publique » (?), concernant certaines questions. Remarquez, les sondeurs ne sont pas aussi fiables que les démagogues : ces derniers, du fait quils lisent sa pensée, ont une grande certitude quant aux Opinions de lOpinion - bien que, et ça ne laisse de métonner tous ne disent pas la même chose - ; pour les sondeurs, je nai pas trop bien compris leur manière : apparemment ils se réunissent en conclaves de 600 à 2 000 personnes, appelées du curieux nom « déchantillon représentatif selon la méthode des quotas ». Jai regardé dans le dictionnaire: une méthode est une « marche rationnelle [e. g. divisée en étapes] de lesprit pour arriver à la connaissance ou à la démonstration dune vérité », et les quotas un « modèle réduit dune population donnée, permettant la désignation dun échantillon représentatif » (à remarquer donc, que «la méthode des quotas» implique par nécessité quon a affaire à un « échantillon représentatif » ). La religion ne soffre pas tout uniment, je nai pas tout bien compris, mais de ce quil en semble, « la méthode des quotas », ça serait un genre de procession, style « chemin de croix », où lon promène une effigie censée représenter lOpinion publique parmi des initiés et grâce à laquelle on sélectionne cent dentre eux, qui forment le fameux « échantillon représentatif » qui fera la divination. Tout ça nest pas très clair : je nai jamais su si cest la méthode des quotas (lensemble des membres de lassemblée) ou seulement léchantillon représentatif ou les deux qui se livrent à la divination, mais peu importe. Toujours est-il que ça pose des problèmes, et rarement les quotas ou léchantillon narrivent à saccorder sur « létat de lOpinion » : tant pour cent disent ceci, tant pour cent disent cela, tant pour cent ne disent rien. Heureusement pour nous, il y a des « analystes », des sortes de théologiens, qui nous expliquent dans les médias ce quil faut en penser. Enfin, heureusement Rien nest simple : les quotas sont divisés, les analystes aussi ; je me rappelle un sondage sur la délinquance, où lon devait deviner combien de crimes et délits avaient été commis en France en 2001. Les quotas (ou léchantillon) sétaient arrêtés sur le nombre très précis, donc a priori incontestable, de 4 061 792 (au passage, les médias ne sont pas sérieux : tous les quotidiens consultés, Libération, Le Monde, Le Figaro, LHumanité, La Croix, parlaient en première page du chiffre ou des chiffres de la délinquance, soit deux inexactitudes : il sagissait de nombres, et ils concernaient autant la criminalité que la délinquance. Dailleurs, en page 10 Le Monde corrigeait doublement le titre de la première page [« Les mauvais chiffres de la délinquance »] en annonçant un peu plus sérieusement: « Le nombre de crimes et délits constatés a augmenté [ ] »). Ma foi, les théologiens - pardon, les analystes - ne saccordaient pas. Lun, Bruno Aubusson de Cavarlay, apparemment le plus sérieux, à lesprit quelque peu dominicain il me semble, considérait que dun côté « le chiffre » était à peu près exact, mais dun sens il était peut-être surévalué, et vu autrement, peut-être sous-évalué, puis, que sont exactement les crimes et délits ? Pondéré, mais un peu louvoyant. Un autre, Dominique Monjardet, était très jésuite : il commença son discours doucement, dans le genre, tout cela est bien complexe, on ne peut avoir de certitudes en la matière, et juste après, lair de ne pas y toucher, il exprima ses certitudes en la matière : et que la manière de compter est mauvaise, et que les catégories sont douteuses, et que ça en cache plus que ça nen montre, et quil faut réformer tout ça, et quil faudrait faire comme ci et comme ça. Jé-sui-te. Cela dit, il faut reconnaître aux analystes que la manière dont les journalistes leurs posent des questions les oblige quelque peu à sembler parfois se contredire et il faut considérer que toute personne raisonnable na généralement pas une opinion simple et entière sur quelque question que ce soit. Et moins encore sur celles concernant les religions Quoi quil en soit, le culte rendu à lOpinion publique apparaît plus proche du christianisme que de lislam ou que du judaïsme, en ce sens que, dune part le dogme principal nest pas trop fixé (il y a trois grands courants, le culte déjà cité, celui dit « de la méthode aléatoire », quon peut interpréter comme, une procession sans itinéraire précis et avec un nombre de communiants variable, plus des « réformés » qui mettent en cause la possibilité même de discerner les desseins de la divinité), de lautre il semble y avoir dans chaque tendance une multitude de petites sectes plus ou moins déviantes. Je me pose cette question : le culte de lOpinion publique est-il soluble dans celui de la Démocratie et dans son rite républicain ?
Olivier Hammam
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