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Lettre d'information de Pénombre

association française régie par la loi du 1er juillet 1901

Juillet 2003– numéro 34[Table des matières]

 

Opinion et pourcentages


80%? C'est magique!

Il existe un pourcentage magique : 80 %, si présent dans la presse, le débat, la publicité, le rapport ou l’étude que l’on n’y prête plus attention et qu’il serait lassant d’en faire la recension. Quelques exemples pourtant : « 80 % des automobilistes s’estiment bons conducteurs », « 80 % des jouets vendus en France sont fabriqués en Chine », « 80 % de la production d’huîtres est écoulé au moment des fêtes de fin d’année » ou encore selon Marianne du 7/04/03, la guerre en Irak est rejetée « par 80 % des peuples ».

Parfois, c’est le feu d’artifice ! Dans la même page du Monde du 27/03/03 : « Les membres de l’ex-parti gaulliste totalisent près de 80 % des voix » aux élections des délégués de l’UMP et, pour le ministre de la Santé J.-F. Mattei, «80 % des femmes entre 50 et 74 ans doivent pouvoir bénéficier du dépistage du cancer du sein». Dans les débats entre spécialistes du pénal, c’est : « le parquet classe 80 % des affaires », « l’activité policière est à 80 % réactive ».

Les plus grands aussi sont séduits : Édouard Balladur : « 80 % des électeurs de droite souhaitent qu’il n’y ait qu’un seul grand parti à droite », et le regretté Pierre Bourdieu expliquant la faiblesse du mouvement alter-mondialiste par le constat qu’il dépense « 80 % de son énergie sous forme de frictions, de tensions, de conflits » (Le Monde Diplomatique, février 2002).

Mais il peut avancer masqué : « La démission des parents n’explique que 20 % de la délinquance des mineurs », selon un expert au « Téléphone sonne » de France-Inter. Elle ne permettrait donc pas d’expliquer les 80 % restants ! « Il n’y a que deux mineurs délinquants sur dix qui sont des récidivistes » affirma au cours d’un important colloque le dernier garde des sceaux de la gauche. Donc, 80 % ne sont pas récidivistes ! Ces deux-là espéraient à juste raison que la conversion se ferait spontanément, tant 80 % nous est familier. Ce qui aurait été compliqué si l’un avait dit que la démission des parents n’explique que 26,7 % de la délinquance et l’autre qu’il n’y a que 26,4 % de délinquants qui sont récidivistes.

Pourquoi un tel succès ? Pourquoi l’utilise-t-on pour compter des choses si différentes ? D’abord, 80 % est plus facile à dire que tous ses voisins de palier : 77 %, 78 %, 79 %, 81 %, 82 %. Dans ce cas, ce sera : « 80 % environ », « presque » ou « à peu près » ou « plus de 80 % ». Ensuite, il n’a pas d’équivalent littéraire commode. Par exemple, si c’est 77 %, « 80 % environ » est bien mieux que « plus des trois quarts ».

Déjà qu’il faut avec « les trois quarts » se souvenir des histoires de parts de gâteaux de l’instit, alors « plus des trois quarts », c’est vraiment indigeste ! Surtout 80 % n’a pas d’équivalent aussi solide, subtil, équilibré. Par exemple, pour faire autorité « les trois quarts » c’est bien mais quelqu’un peut intervenir, du genre : « Vous avez sans doute raison, mais ne feignez-vous pas d’ignorer qu’un Français sur quatre tout de même, et ce n’est pas rien, ne partage pas, etc ».

Avec 80 %, on ne court pas ce genre de risque. Armé seulement de 20 %, qui osera contester ! Mais il reste plus fin que les gros d’en haut en laissant croire que la porte du débat est entrouverte tout en sachant que personne ne la franchira, à moins de parler au nom des sectaires, des égarés ou des loups solitaires. 80 %, c’est du bon dosage.

En effet, au-dessus c’est suspect : « plus de 80 % » passe encore, mais 90 % et davantage, non ! C’est trop, ce n’est pas sérieux, ça fait score d’élections au comité central, bourrage de crânes en Irak ou d’urnes en Corse. On se dit que le type a triché, qu’il a appris à compter dans une république bananière ou alors, que s’il cherche avec son pourcentage de mammouth à écraser la discussion, c’est qu’il n’est pas très sûr de lui et qu’on peut alors le titiller.

80 %, lui, c’est le bon poids : assez lourd pour lester l’argument mais pas trop balourd pour susciter doutes ou railleries. Il n’est pas comme les gros bêtas et les boulimiques du dessus, ni comme les anémiés ou les anorexiques du dessous. Malgré ses rondeurs, il n’a pas de bide, il est même élégant, équilibré, cintré à la taille, tonique, musculeux. Il correspond à la mode. C’est pour ça que nous l’aimons tant. Du reste, il est franc, il vous regarde droit dans les yeux et il parle mieux que le sifflant 60 %, le long 70 % et l’impossible 90 %. Cherchez un pourcentage pour faire autorité et vous tombez forcément sur lui.

Enfin, et en avait-il vraiment besoin pour sa notoriété, les dernières élections présidentielles l’ont mis quotidiennement à la une de toute la presse pendant une quinzaine. Le président Chirac serait-il élu avec plus de 80 % des voix ? Oui, il l’a été ! Un peu comme si l’on avait souhaité manifester de l’admiration… à 80 %.

 

Jean-Marie Renouard