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Juillet 2003 numéro 34[Table des matières]
La rubrique du compteur
DANS la Lettre blanche n°33, Serge Chabaud affirmait que le langage courant, avec les fois plus ou fois moins, viole les règles élémentaires de larithmétique. Selon lui, 30 est deux fois plus que 10 (car 30 = 10 + 2 x 10) et 5 est moitié moins que 10 mais certainement pas deux fois moins, car dune quantité quelconque, on ne saurait retirer une quantité double. Cette façon de présenter les choses nest pas sans rappeler les règles de calcul des pourcentages (de 10 à 30, laugmentation est bien de 200 % et 200 % de moins nest pas une valeur positive, voir Lettre blanche n°22, juin 2000). Elle soppose à la pratique langagière courante qui serait dans labus caractérisé. Lauteur, dans la lettre daccompagnement adressée à la rédaction, invoquait lautorité des dictionnaires qui, selon lui, indiqueraient tous que le double, cest une fois plus, ou une fois autant. Cependant, la langue a aussi ses règles. Les dictionnaires et les grammaires décrivent lusage des mots en fonction de la catégorie à laquelle ils appartiennent. Or, plus et moins sont, entre autres mais surtout, des adverbes comparatifs. « Tu me haïssais plus, je ne taimais pas moins » dit Phèdre à Hippolyte, sous la plume de Racine, cité par le Petit Robert. Les exemples donnés par Serge Chabaud sont bien des comparaisons et cest donc comme adverbes que plus et moins doivent être compris. Mais, plus et moins peuvent changer de catégorie et entrer dans des formes nominales. Pour moins, cest un peu compliqué, je me limite au cas de plus. La forme de plus entre dans cette catégorie. Le Petit Robert cite Gide : « Alissa a deux ans de plus ». Enfin plus est aussi la marque de laddition dans le langage ordinaire rejoignant ainsi son usage mathématique. Cest alors une conjonction reliant les deux termes de laddition. Le même dictionnaire cite alors Giraudoux : « Tous les fruits, plus une baie acidulée ». Comme adverbes comparatifs plus et moins peuvent être accompagnés dadverbes de degré absolu. On dira ainsi beaucoup plus, vachement moins, etc. ou encore deux fois plus, deux fois moins. Ces formes sont mentionnées parmi les emplois de plus et moins comme adverbes par le Petit Robert, qui donne lexpression deux, trois fois plus à la suite de bien plus, infiniment plus. Plus et moins ne se réfèrent pas ici à laddition ou à la soustraction. Mais le dictionnaire ne donne pas de formule mathématique précise. Il ne dit pas combien a Paul quand il a deux fois plus que Pierre, qui a 10. Cette précision se trouve dans la grammaire Grevisse (dans ses observations sur les adverbes comparatifs), que je cite maintenant : « Si on marque le rapport dune grandeur A à une grandeur B en se servant du nom fois, on dit dordinaire que B est deux (trois, etc.) fois PLUS grand que A ou que A est deux (trois, etc.) fois MOINS grand (ou PLUS petit) que B Cela signifie que B est le double (le triple, etc.) de A. » Cette explication renvoie à lusage de fois, qui selon le Petit Robert sert délément multiplicateur ou diviseur dans les expressions quantité deux fois plus grande, plus petite quune autre. Donc, comme souvent, lexploration dans le dictionnaire tombe sur une boucle. Mais Grevisse lève la difficulté par lexemple ci-dessus et en mentionnant en outre un usage proche de la « règle » de Serge Chabaud. Je cite : « quand le rapport est de un à deux (A est la moitié de B), les formules fondées sur lidée daddition (UNE FOIS plus, ou UNE FOIS autant ou aussi) ou de soustraction (UNE FOIS moins) sont encore mentionnées par Robert (à lentrée fois), mais, pour Damourette et Pichon (une grammaire en 8 volumes que je nai pas consultée), cest devenu une « usance », cest-à-dire une particularité régionale : Ainsi recouvertes [de deux paires de mitaines], les mains de Claire étaient UNE FOIS PLUS grandes quau naturel (G. Roy). Son raisin revient UNE FOIS MOINS cher que celui du grand domaine (P. Hamp). » Pour la dernière citation, je trouve que pour le coup, lexplication de Grevisse ne tient pas la route. Car, dans ce cas, comme le soulignait Serge Chabaud, en admettant linterprétation soustractive, on arrive à un prix de revient nul ! Ces usages locaux ou anciens sont probablement à relier à lemploi de double comme équivalent de fois (ce qui expliquerait la citation étrange de Louis Sébastien Mercier). Selon Grevisse « en ancien français, on considérait simplement la multiplication, et on faisait suivre le numéral dun des noms fois, double, coup, etc., ou de tant ; trois doubles (ou trois tants) signifiait : trois fois plus. » Et il nous rappelle surtout que le latin quant à lui ajoutait bien le produit marqué par le numéral multiplicatif. Bis tanto longior, cest trois fois plus.
Est-il vraiment nécessaire de revenir à la règle latine pour être en accord avec larithmétique ? Je ne crois pas. À condition de ne pas confondre deux fois plus et deux fois de plus, ce qui nest, grammaticalement et arithmétiquement, pas pareil. Et dadmettre que larithmétique ne rend pas raison de tout : « De ses inimitiés rien narrête le cours / Quand il hait une fois, il veut haïr toujours » (Racine, Les Frères ennemis). Je ne résiste pas au plaisir de profiter de mon incursion dominicale dans la grammaire, pour ajouter que lusage de pourcentages comme adverbes de degré est mentionné par Grevisse (parmi les adverbes indiquant des fractions) comme étant dapparition récente attribuée à linfluence de langlais dAmérique. « Elle me regardait , victime à cent pour cent » (H. Bazin). Et quatre-vingts pour cent fait partie de la liste, réduite à ces deux cas, pour le moment. J.-M. Renouard pourrait proposer une citation pour la prochaine édition de cet ouvrage, il ny en a pas encore !
Bruno Aubusson de Cavarlay |