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Lettre d'information de Pénombre

association française régie par la loi du 1er juillet 1901

Juillet 2003– numéro 34[Table des matières]

 

- Dossier -

Comparaison n'est pas raison

 

La ville la plus...


Qui veut noyer son chien...

LE POINT, n°1585 du 31 janvier 2003, en couverture : « Fonctionnaires, la vérité ». Le choc des mots !

Quel est alors le poids des chiffres ?

Dans l’épais dossier, je m’attarde sur la page 73 où, sous le titre « Palmarès : où sont les fonctionnaires ? », un tableau joliment coloré classe les cent préfectures françaises : de la première (Mont-de-Marsan) à la dernière (Paris), elles sont rangées par pourcentages d’emploi public décroissants(1).

Un lecteur montois(2) un peu distrait se réjouit sans doute de voir sa ville apparaître en tête, en caractères gras : génial, qu’est-ce qu’on gagne ? Las, le commentaire de la page 72 ne peut lui laisser d’espoir : les cinquante premiers du classement sont « les bastions des fonctionnaires », les nuls, et les cinquante derniers, les « champions du secteur privé », les bons… Et dans cette même page, on comprend pourquoi ce classement a été établi : il s’agit de prouver que « les villes de fonctionnaires se caractérisent par un faible dynamisme » (sous-titre de la page), puis, que « les agents publics ont un effet d’entraînement et de dynamisme peu élevé » (fin de la page). Remarquons qu’entre le début et la fin de la page, un subtil glissement sémantique nous fait passer du dynamisme d’une ville au dynamisme d’un individu…

Voici comment ce dynamisme est défini par Le Point : une commune est dynamique si sa population a augmenté entre les deux derniers recensements (1990 et 1999), elle ne l’est pas dans le cas contraire. Le journaliste a donc retenu comme définition celle du dynamisme démographique. C’est un choix. Il est déjà discutable pour une ville, il l’est encore plus pour ses habitants.

Mais admettons ce choix. Voici ce qui est dit : « Parmi les trente préfectures comptant le plus de fonctionnaires, vingt ont perdu une partie de leur population entre les deux derniers recensements. En sens inverse, parmi les trente préfectures les moins « fonctionnarisées », vingt ont connu un essor démographique ». Et voilà qui prouve que les « villes de fonctionnaires » ne sont pas dynamiques.

Fille de fonctionnaires, petite-fille de fonctionnaires, fonctionnaire moi-même, je savais déjà que l’appartenance à la fonction publique est un caractère quasiment héréditaire. À présent un doute me vient : et si, en plus, les fonctionnaires faisaient fuir les autres, les bons : est-ce que ceux qui désertent les villes de fonctionnaires ne seraient pas justement les non-fonctionnaires ? Et une vision orwellienne me saisit : une ville qui finirait par être entièrement peuplée de fonctionnaires, l’horreur absolue…

J’ai voulu vérifier les chiffres de l’article. Après consultation des fichiers de l’Insee, j’ai vu d’abord que les deux chiffres sont faux : parmi les trente préfectures comptant le plus de fonctionnaires, dix-sept, et non vingt, ont perdu une partie de leur population entre les deux derniers recensements. Et parmi les trente préfectures les moins « fonctionnarisées », vingt-deux, et non vingt, ont connu un essor démographique. Bon, ça ne change rien au fond, c’était pour simplifier. Les chiffres, quand c’est compliqué, personne n’y comprend rien. Il faut les arrondir, c’est pour la bonne cause…

Mais j’ai vu ensuite qu’en utilisant la même comparaison entre les deux recensements et le palmarès, on pouvait dire, comme Cyrano, bien des choses en somme. Par exemple, tenez : dans les cinquante premières villes du palmarès, vingt-six ont connu un essor démographique ; dans les dix dernières, quatre ont perdu une partie de leur population ; dans les quatre premières, deux en ont gagné ; dans les quatre dernières, trois en ont perdu ; la première (Mont-de-Marsan, la cancre) en a gagné ; la dernière (Paris, la championne) en a perdu…

En réalité, on ne peut pas tirer grand-chose de ces chiffres. Peut-être, honnêtement, une hausse moyenne un peu plus forte dans la seconde moitié du tableau (+1,5 %) que dans la première (+0,7 %). Mais avec d’importantes disparités. En somme, deux pages du Point pour rien…

Seulement il y a plus grave, à mon avis. Le même journaliste a signé, avec deux autres, dans le n°1582 du même Point (moins d’un mois auparavant, donc) un « Palmarès des villes de France », où cent villes sont classées suivant toutes sortes de critères. Une double page est consacrée à la question : « Ma ville est-elle dynamique ? » Curieusement, la définition du dynamisme d’une ville n’est pas la même que dans le n°1585. Quatre critères sont utilisés : l’évolution démographique, là aussi, mais il est bien dit qu’il s’agit de celle de toute l’agglomération, et pas seulement de celle de la commune ; et aussi un « indice de vieillissement », un pourcentage d’ « attirance globale », et un pourcentage d’ « attirance des actifs ». Je vous laisse voir les définitions en détail dans Le Point. Je ne veux pas discuter de ces critères ni de leur choix. Je me contente de constater qu’entre les deux palmarès, la définition a changé. Et comme soixante et onze villes sont classées à la fois dans les deux, j’ai bien sûr eu envie de comparer !

J’ai vu d’abord que quinze « bastions de fonctionnaires » sont dans la première moitié du classement du n°1582, donc, dans les plus dynamiques. Que quinze « championnes du secteur privé » (non, je n’ai rien arrondi) sont dans la moitié des moins dynamiques. Que six « bastions de fonctionnaires » sont dans les dix villes les plus dynamiques… etc.

Et puis j’ai repris le classement des villes communes, en les renumérotant de un à soixante et onze suivant le « dynamisme » du n°1582 (variable x), et suivant le pourcentage d’emplois publics du n°1585 (variable y). J’ai alors établi un « nuage de points ». Eh bien … il y en a partout, partout ! Absolument aucune corrélation apparente. Coefficient de corrélation linéaire : -0,03. À peu près ce qu’on peut imaginer de pire quand on cherche une corrélation. Voilà !

Si j’étais orthonombriste patentée, je ferais le diagnostic suivant : grave intoxication aux chiffres due à une ingestion incontrôlée de données, avec manifestations hallucinatoires. Et je recommanderais comme traitement la lecture assidue des œuvres complètes de Pénombre, jusqu’à disparition des symptômes. Bien sûr, je ne suis pas plus compétente en orthonombrie que l’auteur de l’article ne semble l’être en palmaressie. Et plus sérieusement, je dirai juste ceci : on peut souhaiter réduire l’emploi public, le dire, et soutenir ce choix par des raisonnements honorables. Mais est-il besoin d’alimenter d’aussi malveillante et trompeuse façon la guérilla qui oppose et épuise deux catégories également respectables de citoyens ?

 

Françoise Dixmier

 

(1) Le « taux d’emploi public » est ainsi défini : somme des emplois des trois fonctions publiques, des emplois militaires, de ceux de la Sécurité sociale et des entreprises publiques et nationales rapportée à cent emplois dans la commune.
(2) Les habitants de Mont-de-Marsan sont des Montois. Le saviez-vous ?