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Juillet 2003 numéro 34[Table des matières]
Les raisons des comparaisons
Comment peut-on expliquer linflation de palmarès publiés par la presse (des parlementaires, des villes, des régions, des lycées, des universités, des hôpitaux, et même des évêchés !) depuis une dizaine dannées ? [...] On peut adopter face à leur inflation plusieurs attitudes : le mépris expert, lamusement, lagacement, lenthousiasme, la réaction épidermique, etc.[...] On peut aussi faire le pari que leur multiplication est révélatrice de dynamiques socio-politiques décisives. Il y a en effet une parenté, un « air de famille » troublant entre tous ces classements, qui portent sur des univers a priori hétérogènes. Cest quils promeuvent tous une posture consumériste dans des mondes jusqualors fortement autonomes, dominés par des professions puissantes (magistrats, enseignants, médecins, etc.) dont les principes daction cardinaux étaient - et sont encore, heureusement ! - le dévouement, laltruisme, lindividualisme, le secret professionnel, la prise en charge singulière ; ils véhiculent tous une conception marchande des services rendus par les professionnels, faisant planer le spectre dune soumission croissante de leurs pratiques à des impératifs extra-professionnels, économiques et gestionnaires en particulier. [...]
La statistique et le scandale Il serait [donc] réducteur, sinon erroné, de voir dans la multiplication de ces palmarès une « lubie » de journalistes cherchant à vendre du papier avec des pseudo-scoops. En fait, cette inflation sexplique par des séries causales en partie indépendantes. Les palmarès hospitaliers, par exemple, nauraient été ni concevables, ni possibles si leurs artisans journalistes navaient pas été médecins (généralistes) reconvertis dans le journalisme (ils connaissent lenvers du décor médical), si, comme journalistes dans la presse professionnelle médicale, ils navaient pas été habitués à rencontrer des « sources » enclines à fustiger les défaillances du corps médical, sil nexistait pas de bases de données médicalisées (sous forme dévaluation in situ ou de données chiffrées comme celles du PMSI) mises en place par les payeurs publics pour contrôler le coût des soins dispensés dans les hôpitaux français. La multiplication des palmarès prend sens lorsquon la conçoit comme le résultat de la convergence de deux phénomènes. Dune part, on constate la méfiance croissante, chez les politiques, les hauts fonctionnaires et certains usagers, à légard des mondes professionnels protégés (magistrats, enseignants, fonctionnaires en général, médecins, etc.). La « transparence » est dabord un discours dÉtat avant dêtre un leitmotiv de journalistes. Cela explique dailleurs certaines convergences des prises de position des journalistes et des principaux responsables de la santé en France, sans quil soit nécessaire de postuler une quelconque connivence entre eux. [...] [Dautre part,] sous leffet de contraintes commerciales accrues et de lintensification de la concurrence entre organes de presse, on a vu se diffuser de nouvelles façons, plus « agressives » (au moins en apparence) de pratiquer le journalisme. Désormais, être un bon journaliste, ce nest pas seulement être capable de dénicher des scoops, cest aussi et surtout faire uvre de dévoilement des « coulisses », de ce que les acteurs sont soupçonnés de vouloir dissimuler aux yeux du grand public. À ce jeu, les « corporations » historiques, avec leur tradition de fermeture et de secret, sont des cibles journalistiques bien tentantes, dautant plus quelles touchent aux préoccupations les plus saillantes des Français. [...]
Vers un populisme de marché ? Lextraordinaire succès commercial de Sciences et Avenir de 1998(2) a généré une hausse des ventes de 750 % !) et son invocation constante par les producteurs des palmarès pour justifier leur entreprise, les multiples reprises par les autres organes de presse (ainsi Le Monde fera en 1997 sa une avec la liste noire des hôpitaux), les réactions violentes de nombreux médecins ont contribué à dramatiser les termes des débats autour des palmarès. [...] Comme toujours, lanalyse empirique « à froid » des appropriations et des effets pratiques des palmarès tempère singulièrement les arguments échangés publiquement au moment de leur publication. Des études commanditées après coup par les pouvoirs publics ont mis en évidence, à linstar de leurs équivalents étrangers, le faible impact de ce type de publication sur les choix, les comportements et les pratiques de recours aux soins des profanes. [...] Le consumérisme en santé reste encore largement une chimère. En fait, les palmarès des hôpitaux ont eu surtout un impact dans le monde hospitalier lui-même, chez les praticiens bien sûr, mais aussi chez les directeurs détablissement, les responsables de la politique de santé, les experts. Ils ont provoqué dans ce « petit » milieu, une levée de boucliers (de la part des médecins, craignant pour leur réputation et leur clientèle, surtout, mais aussi des élus maires, présidents de conseil dadministration de lhôpital de la commune) ou, à linverse, un enthousiasme, non moins grand (chez les experts, quelques médecins innovateurs, les associations de malades et dusagers du système de santé). Cependant, avec la banalisation de ce type de publication, le débat retombe et les derniers palmarès sont désormais accueillis dans une relative indifférence, très éloignée du psychodrame de 1997. Peut-être que lessentiel nest donc pas dans les effets, très nettement surestimés, des palmarès. Peut- être que leur importance réside dabord dans leur capacité à capter et symboliser l« air du temps », celui de lessor, avec la bénédiction de lÉtat, du « populisme de marché ». Celui-ci présente le marché comme le meilleur défenseur des intérêts des «petits gens» contre ceux des « gros » : le marché est censé leur redonner le pouvoir, jusqualors confisqué par les élites politiques, économiques, professionnelles, leur offrir toujours plus de choix et de potentialités. Derrière cette rhétorique enjôleuse, une transformation radicale de notre façon de concevoir les services publics est à luvre : comme des marchandises qui séchangent sur un marché. Et, dans ce cadre marchand, il nest pas certain que les plus démunis tirent leur épingle du jeu, ainsi que le montre, par exemple, la ségrégation sociale et géographique croissante des établissements scolaires générée par la politique ministérielle dassouplissement de la « carte scolaire » et de valorisation du libre-choix des parents « informés » par un palmarès, cette fois directement réalisé par le ministère.
Frédéric Pierru (1) Le texte intégral est disponible sur
le site de Pénombre
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