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APRES LECTURE de la lettre de Pénombre du mois de juillet, je voudrais rebondir sur la problématique des classements tout en répondant à une interrogation formulée dans un numéro précédent à propos du nombre de touristes étrangers (“70 millions de touristes, émoi, émoi !”, n°31, octobre 2002). Nous estimons à 77 millions le nombre d’arrivées de touristes étrangers en France en 2002. J’avais commencé une réponse expliquant comment nous mesurions ou tentions d’approximer la mesure des touristes étrangers. Puis, je me suis dit (peut-être pour justifier l’abandon de ce lourd travail explicatif car - il faut le dire - ces gens qui viennent du monde entier et qui bougent tout le temps ne facilitent pas la tâche du statisticien), que le rôle de Pénombre n’était pas de débattre des techniques d’enquêtes statistiques mais de s’intéresser à “ l’usage public du nombre ”. Je vais donc faire l’hypothèse que ce nombre, établi par l’honorable service statistique public du tourisme, est correct. Il convient cependant de dire ce qu’il mesure, pourquoi on l’établit et pourquoi on s’en sert.
Un touriste n’est pas toujours en vacances La définition du “ touriste ”, selon les normes internationales retenues par la commission statistique de l’ONU, englobe toute personne voyageant hors de son domicile habituel pour au moins une nuit et au plus un an. Le motif du voyage importe peu : touriste d’affaires, de loisirs, de santé, etc. sont autant de touristes. Ne tombons donc pas dans le premier piège grossier qui consiste à confondre touriste et vacancier. La notion de touriste se complique lorsque l’on s’intéresse à un pays : est touriste “ international ” en France, quelle que soit sa nationalité, toute personne résidant habituellement dans un autre pays et passant au moins une nuit en France. Le fameux chiffre qui fait débat (77 millions) est en fait le nombre d’arrivées en France de touristes ne résidant pas en France. Ce nombre est, avec les recettes, un des principaux indicateurs collectés auprès de tous les pays par l’OMT (Organisation mondiale du tourisme). La justification que fait l’OMT de ce choix est que le nombre d’entrées dans le pays est une statistique facile à collecter par tous, même par ceux qui n’ont pas un service statistique très développé. C’est sans doute vivre sur l’idée que les frontières existent toujours partout et qu’une comptabilité exacte est tenue des entrées. C’était peut-être vrai du temps où les pays étaient bien gardés (encore qu’un contrôle sévère aux frontières ne se traduise pas toujours en bonnes statistiques). C’est encore vrai aux États-Unis, en Chine et dans quelques autres pays. Ce n’est en tout cas plus de mise en Europe où tout le monde rentre et sort sans comptabilisation. Reste que, puisque c’est ce chiffre qui est collecté par l’OMT, c’est ce chiffre qui sert à comparer les pays entre eux. Et là, ô miracle ! c’est la France qui arrive en tête du palmarès : cocorico, nous sommes les premiers ! vous imaginez bien qu’aucun responsable du tourisme ne résistera à l’envie de mettre ce chiffre en avant (cf. discussion sur les classements et palmarès). Rappelons encore que l’OMT ne réalise aucune enquête et ne collecte directement aucune donnée. Il se contente de demander aux pays membres de lui fournir les chiffres : à charge pour chaque pays de réaliser ses propres comptages par ses propres moyens, en respectant bien sûr au mieux de ses possibilités les normes internationales. Mon propos est de montrer - étant supposé que le chiffre donné est juste - que l’usage qu’on en fait n’est pas adapté : le nombre des “ entrées de touristes étrangers ” n’est pas l’indicateur le plus représentatif pour comparer l’attractivité touristique des pays. Curieusement c’est le secrétaire général de l’OMT lui-même - responsable au premier chef de la collecte et donc de l’usage de ce nombre dans les comparaisons entre les pays - qui a jeté le trouble dans le débat public français en déclarant au Figaro (8 juillet 2002) que, bien sûr, la France était première pour les arrivées de touristes mais que, compte tenu d’un transit important, ces arrivées ne correspondaient pas toutes à de vrais séjours et donc que ce chiffre donnait une vision “ optiquement gonflée ” de la réalité. Ici je fais un petit détour pour expliciter quelques bases de la statistique territoriale : pour la plupart des variables, la quantité mesurée sur un territoire est proportionnelle à la taille de ce territoire. Ceci implique qu’on ne peut valablement comparer des valeurs qu’entre des territoires de taille équivalente (ou sinon rapporter la valeur à la taille du territoire pour en faire une densité). Ceci pour amener à l’idée qu’il faudrait avoir quelque pudeur à comparer dans un même classement la France et les USA. Certaines variables sont statiques : elles donnent des mesures distinctes et sont additionnables : une personne dont la résidence principale est en France n’aura pas sa résidence principale en Italie. Un touriste passant la nuit en Belgique ne la passera pas en Grande-Bretagne. L’argent qu’il dépense en Belgique, il ne le dépensera pas ailleurs. Si l’on connaît les nuits passées par les touristes en Belgique et celles passées au Luxembourg et aux Pays-Bas on pourra en déduire celles passées dans l’ensemble du Benelux. Idem pour les dépenses. Le territoire, pour ce type de variable, est une addition de points (ou de micro-territoires, puisqu’un point n’a pas de surface) : les nuitées en France sont la somme des nuitées passées dans chacun des hôtels (et autres hébergements divers et variés) situés sur le territoire français.
Un touriste, ça bouge Tout se complique lorsque l’objet de la mesure se déplace d’un territoire à l’autre, ce qui est par définition le cas des touristes. D’abord les flux ne sont pas additionnables puisqu’ils ne sont pas exclusifs : dit autrement, rien n’empêche un voyageur passant à Paris de passer aussi à Rome, et il peut même revenir en arrière et repasser une deuxième fois à Paris. Ces valeurs ne sont pas additionnables : le touriste japonais qui visite l’Europe en 8 jours est comptabilisé en entrée dans chacun des pays qu’il visite. Par exemple, s’il visite Paris, Londres, Rome, Madrid , Berlin, Prague et Cracovie, il comptera pour 7 entrées dans 7 pays européens différents. S’il repasse une nuit à Paris en fin de circuit avant de s’envoler pour Tokyo, il devra être compté une nouvelle fois en entrée en France, soit 8 entrées dans des pays d’Europe. En réalité si on voulait comptabiliser les entrées en Europe, ce touriste japonais ne devrait compter que pour 1 entrée. Mais avec l’indicateur retenu, qui consiste à comptabiliser les entrées par pays, on ne saura qu’additionner les entrées mesurées dans chacun des pays d’Europe. On trouvera, dans notre exemple, entre 6 et 8 entrées selon qu’on définit l’Europe comme l’UE ou comme le continent. Et pourtant il s’agit bien d’un seul Japonais ayant fait un seul voyage en Europe. Or, l’OMT additionne simplement les “ entrées de touristes étrangers ” de chaque pays pour en tirer le nombre de touristes dans le monde. Cette arithmétique nouvelle démontre l’importance première de l’Europe dans le tourisme mondial. Pour ma part j’y vois surtout la fragmentation de l’Europe en États relativement petits mais chacun individuellement membre de l’Organisation mondiale du tourisme. Interviennent ici des éléments qui auront une forte influence sur les résultats : la taille du territoire et sa situation géographique. Si, comme la France, vous occupez une situation centrale, terre de passage entre des pays du Nord à forte densité de population et des pays de soleil attirant beaucoup de touristes, si vous avez un territoire un peu trop grand pour être facilement traversé d’une seule traite en voiture, vous allez évidemment voir passer beaucoup de touristes étrangers qui, allant d’Allemagne en Espagne ou d’Angleterre en Italie, vont s’arrêter une nuit en France à l’aller et une autre au retour. Dans le respect absolu des définitions internationales, ces voyageurs résidant dans un autre pays et passant au moins une nuit en France sont comptabilisés, à l’aller d’une part, au retour d’autre part, comme autant d’entrées de touristes étrangers. Je dis donc que le chiffre annoncé de 77 millions d’entrées de touristes étrangers est juste (à la précision près de la mesure, bien sûr), mais qu’il n’a pas la signification que l’on lui donnerait spontanément. Hélas, comme il met la France au premier rang, il est évidemment très utilisé par ceux qui veulent s’en gargariser. Il est, pour les mêmes raisons, sujet à de nombreuses polémiques. Une polémique porte sur le chiffre lui-même, qu’on nous accuse parfois de gonfler. Un argument souvent utilisé est que, en additionnant les séjours en France déclarés par les ressortissants des autres pays au cours d’enquêtes réalisées dans les pays de résidence, on arrive à des résultats très inférieurs. Imaginons un instant que nous ayons tous des systèmes d’enquêtes suffisamment bons et même que les méthodologies respectives nous permettent de comparer les différents résultats. Une des difficultés des enquêtes auprès des touristes vient de la nécessaire distinction à opérer entre voyage et séjour. Le “ bon touriste ” facile à enquêter aura le bon goût de voyager d’une traite de son domicile à son lieu de villégiature et d’y rester jusqu’à son retour à la maison. Celui qui aura plusieurs lieux de séjours distincts va nous compliquer la vie et je ne parle pas du touriste itinérant.
Touriste sans le savoir Prenons le cas d’un touriste allemand qui va passer 15 jours sur la Costa Brava avec sa femme et ses deux enfants âgés de 8 et 11 ans. Au volant de sa voiture, il fait une nuit d’étape en France à l’aller et une nuit au retour. Un mois après être rentré chez lui, on l’appelle au téléphone ou on lui envoie un questionnaire lui demandant de décrire ses vacances. Il décrira 15 jours en Espagne dans un appartement de location et passera complètement sous silence les 2 fois une nuit dans un hôtel lors de ses passages en France, qui font partie des péripéties du voyage et ne trouvent place ni dans sa mémoire ni dans un questionnaire dont les items sont réduits. Le respect des normes internationales obligera par contre l’enquêteur français à comptabiliser cette famille comme deux fois quatre entrées de touristes étrangers en France. Il y a aussi - cas plus ambigu au regard des normes internationales - ceux qui passent la nuit en France sans vraiment le savoir : ils montent dans un bus en Allemagne ou aux Pays-Bas le vendredi soir ; sauf accident ils sont en Espagne le samedi après avoir dormi pendant leur traversée de la France. Remarquons bien que nous comptabilisons les “ entrées ” de touristes étrangers et non pas les touristes eux-mêmes. Puisque nous n’avons pas, en entrée venant d’Allemagne, relevé l’identité de monsieur X nous ne saurons pas - et on ne nous le demande pas - que c’est le même monsieur X qui, en entrée venant d’Espagne, revient une deuxième fois en France. Un même individu qui voyage beaucoup vers d’autres pays que le sien génèrera de nombreuses “ entrées de touristes étrangers ”. Évidemment quand on additionne les réponses obtenues par les enquêtes auprès des ménages allemands on ne retrouve pas les chiffres d’entrées de touristes allemands annoncés par la France et c’est normal. Par contre quand on regarde le détail que nous donnons sur les durées de séjour on s’aperçoit que le nombre de touristes étrangers qui passent plus de trois nuits en France, et qui n’est plus que la moitié du chiffre total des “ entrées ” ressemble davantage aux résultats obtenus par des enquêtes auprès des ménages dans les pays qui nous envoient des touristes. J’ai posé l’hypothèse que les enquêtes réalisées dans les différents pays permettaient des comparaisons raisonnables : c’est bien sûr inexact. Reprenons le cas de notre famille allemande : les enquêtes réalisées sur le tourisme auprès des ménages dans ce pays ne prennent généralement pas en compte les enfants de moins de 15 ans (ce qui exclurait 4 entrées dans notre exemple). Elles excluent également parfois les voyages d’affaires, ce qui ne change rien dans le cas de notre famille mais va induire des écarts importants dans le total général. Enfin, ces enquêtes ne portent le plus souvent que sur la destination finale du voyage : dans ce cas on verra bien apparaître le séjour en Espagne mais les deux séjours d’une nuit chacun en France ne seront pas pris en compte. Ces différences entre les concepts d’une enquête allemande et les comptages français réalisés selon les normes internationales pourront se traduire par un écart de 8 entrées de touristes internationaux en France. La proposition minimale que l’on pourrait faire aux organisations internationales et à l’OMT serait de remplacer cet indicateur du “ nombre d’arrivées de touristes étrangers ” par celui de “ nuitées de touristes étrangers ”. Le nombre de nuitées présente le gros avantage de donner à chaque touriste un poids proportionnel à sa durée de séjour. Il n’est pas non plus parfait puisque la notion même “ d’étranger ”, plus politique que géographique, réintroduit par la bande la taille du territoire : un Belge est “ étranger ” en France, un New-Yorkais n’est pas “ étranger ” en Californie. Une autre polémique porte sur les classements : le classement par nombre d’arrivées nous place en tête du peloton mondial et c’est cocorico ! Le classement par recettes du tourisme ne nous classe qu’au troisième rang et c’est scandale ! Et cette insistante question revient régulièrement sous la plume des honorables parlementaires : que fait, que compte faire le ministre pour remédier à ce faible rendement du tourisme en France qui est le premier pays en arrivées et seulement le troisième en terme de recettes ?
Christophe Terrier |