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Lettre d'information de Pénombre

association française régie par la loi du 1er juillet 1901

Décembre 2003– numéro 35[Table des matières]

 

VERITE DES CHIFFRES

“Abandonnés à eux-mêmes, les chiffres sont muets, les chiffres sont de petits morceaux de mort. Sans cesse il faut les éclairer par des mots. Sinon, ils vous entraînent dans leur silence.”

 

Erik Orsenna, Madame Bâ

Photomontage

Décliner ou ne pas décliner ? Il paraît que c’est la question qu’il est urgent de trancher en ce moment. Et il ne s’agit pas d’un débat de latinistes. Non, c’est une partie du microcosme médiatique et politique qui se penche au chevet de la France. Le Monde semble vouloir prendre parti dans son édition datée du 31 octobre 2003, avec ce gros titre à la une : “ Comment la France résiste à la crise ”, décliné ( !) en quelques sous-titres : “ l’Insee rend public son portrait social de la France ”, “ il dresse un bilan contrasté qui contredit l’idée du déclin français ”, “ la pauvreté a reculé et le pouvoir d’achat a augmenté ”… Le dossier, développé dans les pages intérieures, s’appuie en effet sur un document de l’Insee. Dans la masse de chiffres fournis par le dit document, Le Monde a fait son choix, il a en particulier décidé d’insister dans sa une sur la pauvreté et le pouvoir d’achat. En gage d’objectivité, et selon une méthode éprouvée, le journal donne la parole, au bas de la même page à J.-C. Casanova qui, lui, appuie un raisonnement plutôt opposé sur d’autres chiffres : recul démographique, chute dans le classement de l’Ocde pour le “ PIB par tête ”, baisse du pourcentage des prix Nobel scientifiques attribués à la France… Un premier coup d’œil donne l’impression au lecteur que dans un tel dossier, il va bien trouver des éléments objectifs qui lui permettront de se faire une opinion sur cette question.

Mais l’éditorial de la page 20, titré “ la France s’accroche ”, accroche aussi l’œil : “ Un premier constat fondamental - qui peut sembler relever de l’évidence, mais qui est, là, étayé d’une multitude de chiffres inscrits dans la durée - est simple : outre le chômage, la croissance économique des années 1997-2000 a fait sensiblement reculer la pauvreté dans notre pays. En 1996, 7,2 % de la population vivait en dessous du seuil de pauvreté établi par l’Insee (545 euros de niveau de vie par mois pour un adulte vivant seul). En 2000, la proportion de pauvres dans la population était tombée à 4,8 %. ”

Est-ce la forme étrange de la phrase qui est troublante (“ outre le chômage, la croissance… ”) ? Il faut relire. Ah oui, le chômage, comme la pauvreté, avait reculé dans cette période. Dans quelle période au fait ? Les chiffres comparent 1996 à 2000. Mais je croyais avoir un portrait assez frais de la France. Donc la pauvreté a reculé entre 1996 et 2000. Entre 2000 et aujourd’hui, on espère que le mouvement a continué, mais les chiffres ne le disent pas. L’image qui est donnée ne manque pas d’intérêt, et sans doute de très bonnes raisons font qu’un cliché analogue n’a pas encore pu être pris pour 2003, ou en tous cas pour 2002. Mais puisqu’il est question du chômage, ça, pour le chômage, des chiffres plus récents, on en a, et la photo est moins flatteuse. Et l’éditorial dit bien que la croissance des années 1997-2000 a fait reculer le chômage et la pauvreté. Or en une, il n’y a plus que la pauvreté qui a reculé, sans précision de date. Le Monde ne peut quand même pas titrer : “ la France résiste : le chômage a reculé ”, on sait bien que ce serait compris comme “ le chômage a reculé ces dernières années ”, ce qui est faux. Mais alors, Le Monde doit savoir aussi que la phrase “ la pauvreté a reculé ” est certainement comprise de la même façon. Ce qui ne l’arrête pas, et ne le pousse même pas à une précision de date dans le titre. Trompeur…

Le flou est entretenu en page 8 : “ les ménages ont réussi à tirer leur épingle du jeu - leur pouvoir d’achat s’est accru de 1,9 % en 2002 - et la pauvreté a reculé. ” L’ordre des mots a dû être soigneusement pesé, et là, on frôle l’escroquerie.

Pourtant Le Monde est bien conscient des questions de date, puisqu’il souligne que “ dans le domaine des salaires, le septième “ Portrait social ” de la France date un peu : les données les plus récentes portent sur 2001.”

Le portrait de l’Insee semble donc avoir été discrètement retouché par Le Monde, en mêlant des photos d’âges différents, et en présentant dans sa une l’une des plus anciennes. Il a voulu, semble-t-il, s’appuyer sur l’Insee pour nous dire que la France ne décline pas. Après lecture de ces pages, c’est peut-être la France qui se dira que Le Monde, lui décline…

 

Françoise Dixmier