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Lettre d'information de Pénombre

association française régie par la loi du 1er juillet 1901

Mars 2004– numéro 36[Table des matières]

 

RISQUES DU VOYAGE

Sauvetage?

De 2002 à 2003, la mortalité sur les routes françaises a baissé de 21 %. Qui ne s’en réjouirait ? Cela dit, reproduisant les déclarations ministérielles, la presse (par exemple, Le Monde du 14 janvier 2004, p.11) fait état de “ 1 510 vies sauvées ”. Que voilà un curieux concept …

Si je me débats dans les flots tumultueux d’une rivière, en grand danger de me noyer, si n’écoutant que votre indomptable courage vous sautez à l’eau pour me secourir, indubitablement vous me sauvez la vie. Mais ici, les 1 510 personnes en question, non seulement ne sont pas identifiées, mais ne sont pas même identifiables : ce sont les 1 510 gagnantes d’une vaste loterie où bien d’autres et en beaucoup plus grand nombre étaient engagées. Quant aux secouristes, ils ne sont pas plus déterminés …

Voilà donc un concept nouveau : le sauvetage aléatoire et par anticipation ! Notez que cette intervention salvatrice réduit le nombre de victimes par rapport à ce qu’il aurait pu être ; mais les “ candidats ” à l’accident fatal étaient très nombreux : tous ceux qui ont pris la route à pied en moto ou en voiture, conduisant ou étant conduits. Soit quelque 60 millions de personnes et même davantage si l’on compte une notable part des 70 millions de touristes qui ont visité notre beau pays. Un peu moins de 6 000 morts, cela fait donc un risque d’à peine 1 sur 10 000. Un risque de toute façon peu élevé, ce qui ne veut pas dire, bien sûr, qu’on se réjouisse. Mais on doit le relever, juste pour qu’on voie bien que le “ sauvetage ” a ajouté une goutte d’eau à l’océan de ceux qui ont été indemnes (même si l’on tient compte de quelque 140 000 blessés). Ce qui rend en effet bien difficile de savoir qui a été sauvé.

Le sauvetage en question n’est donc pas l’acte identifiable que l’on peut compter. Magie de l’abstraction statistique : on dénombre l’indénombrable grâce à un instrument grammatico-arithmétique qui combine le conditionnel et la soustraction.

En outre, notez que l’on calcule par différence : d’une année sur l’autre. L’année précédente on avait déjà “ sauvé ” quelques centaines de personnes. Si l’on compare avec les données de 2001, elles ont donc été à nouveau sauvées cette année (même si ce n’étaient pas les mêmes). Si l’on prend pour référence, l’année 1990 (10 280 morts), nous aurions donc sauvé 4 550 personnes en 2003 (où l’on comptait seulement 5 732 morts). Pourquoi ne pas mettre en vedette ce nombre bien plus valorisant que les 1 510 affichés ?

Tout ceci n’est pas pour dénier l’intérêt d’une mesure statistique. Mais l’on devrait s’insurger contre la traduction faussement concrète qu’on en donne. Il y a quelques années, devant la série du nombre de chômeurs “ corrigée des variations saisonnières ”, un publiciste ironisait : disant qu’il aimerait serrer la main à un chômeur corrigé des variations saisonnières ! C’était la série qui était corrigée ; non pas les chômeurs qu’elle dénombrait. Ici, de même, c’est la série des morts sur la route qui diminue ; ce ne sont pas les usagers qui sont “ sauvés ”. Et, sans s’arrêter en si médiocre chemin, le commentateur en rajoute une louche : 1 510 personnes, ça ne vous parlera pas – votre QI ne vous le permet pas – aussi vous précise-t-on que cela fait “ 4 vies sauvées par jour ”. Avec une belle régularité tout au long de l’année…

 

 

Mélanie Leclair