Lettre d'information de Pénombre
association française régie par la
loi du 1er juillet 1901 |
Août 2004 numéro 37[Table
des matières]
Violence faite aux chiffres |
Ce titre du Monde (6 mars
2004, p.4) : “ Une femme sur trois dans le monde subit
des violences ” introduit une interview de la secrétaire
générale d’Amnesty International. Toujours se
méfier des annonces à l’emporte-pièce,
qui tonitruent souvent d’autant plus que la cause défendue
est noble. Ce titre est insensé. Il l’est même
de plusieurs façons à la fois.
-
Il est tout à fait invraisemblable qu’une
telle estimation ait pu être faite à l’échelle
mondiale. Qui aurait pu la décider, l’organiser et
la mener à bien ? Voyez-vous qu’on puisse interroger
là-dessus au fond de la Chine ou au cœur de l’Afrique,
chez les seigneurs du Triangle d’Or ou dans le Pérou
du Sentier Lumineux ? Déjà, une telle investigation
est délicate à l’échelle modeste d’un
pays européen, sans trop de problèmes de transport
ni de sécurité. Une tentative d’enquête
internationale de victimation a été faite plusieurs
fois, sous l’égide de l’ONU : elle s’est
limitée à une bonne trentaine de pays et souffre de
défauts méthodologiques majeurs. Si, faute d’enquête,
on construisait une estimation à partir de données
fragmentaires, elle serait très incertaine. Il faudrait le
dire, indiquer au moins grossièrement comment on a fait.
-
Le plus problématique : qu’est-ce
qu’une “ violence ” ? Des coups :
de quelle nature ? Produisant quels dommages ? Des mutilations
(excision, colliers de femmes-girafes, scarifications, …) ?
Ou, aussi, des agressions verbales, des insultes ? L’astreinte
à des actes pénibles ou dégradants ? La
privation de certaines facultés ou libertés, certains
interdits ? … Où met-on la limite ? Il est
évident que, selon qu’on la place plus ou moins loin,
on peut obtenir des scores variant à l’extrême.
Les enquêtes de victimation que l’on fait en France
sont attentives à cerner cela, tout en reconnaissant une
dimension de subjectivité : il ne faut pas lire “ tant
de personnes sont victimes de … ”, mais “ tant
de personnes se disent victimes de … ”. Faute d’avoir
précisé ce qu’on entend par “ violence ”,
ce qu’on dit ne signifie rien.
-
Imaginons qu’on ait bien défini
les violences en cause et qu’on ait eu le moyen de conduire
une enquête représentative dans toutes les parties
du globe. Peut-on croire que les questions, dûment traduites
dans toutes les langues appropriées, aient été
comprises de la même façon par tout le monde et que
donc les réponses auraient été comparables ?
Car, il faut bien qu’elles le soient pour qu’on ait
le droit de les additionner.
-
L’auteur de cette déclaration ne
précise pas de quelles “ femmes ” on
parle : de zéro à 120 ans ? ou, à
partir d’un certain âge ?
-
Il faudrait aussi avoir précisé
sur quelle période de temps porte l’interrogation.
Le présent du verbe “ subit ” suggère
une permanence. S’agit-il de violences continues ou répétées ? Dans
ce cas, à quel rythme ? Dans les enquêtes de victimation
conduites en France par l’Insee ou le Cesdip (difficilement
et avec un luxe de précautions méthodologiques), on
précise “ combien de fois avez-vous été
victime de … depuis un an ”, par exemple. Il est
évident que relativement peu de personnes sont victimes de
quelque chose un jour donné ; mais la proportion augmente
si l’on considère une semaine ; elle augmente
encore si l’on prend le mois ; et ainsi de suite. La
proportion que l’on obtient dépend donc de la période
qu’on a couverte.
-
Une fois ce dont il s’agit caractérisé
ainsi, aussi objectivement que possible, la signification sociale
de ces faits serait éminemment variable selon la culture
où l’on est. Autrement dit, la définition retenue
reflète un jugement ethnocentrique auquel l’auteur
prête une valeur universelle.
-
En admettant malgré tout – ça
fait déjà pas mal de choses à accepter !
– que les faits en cause soient ainsi bien caractérisés,
de signification suffisamment homogène et bien comptés,
cette proportion d’un tiers doit sans doute varier beaucoup
d’un pays à l’autre, selon la situation économique,
selon la situation politico-militaire,... Quel sens donner à
une moyenne planétaire ?
-
Enfin, en disant “ une femme sur
trois ” considère-t-on par ailleurs que les hommes,
de leur côté, subissent des violences plus ou moins
de même nature, dans une proportion qu’on ne nous donne
du reste pas ? Ou, veut-on suggérer que c’est
en tant que femmes que sont subies les violences dont on parle
? Car enfin : ou on s’intéresse à la violence
et on déplore qu’elle affecte les femmes particulièrement,
et alors, pour mieux s’en convaincre, il faut comparer au
chiffre correspondant pour les hommes. Ou bien, on s’attache
aux violences subies du fait qu’on est femme : ce qui
veut dire que, en plus de ces violences spécifiques, les
femmes subissent aussi des violences “ de droit commun ”
qu’elles partagent avec les hommes (ceux-ci ayant du reste
peut-être aussi “ leur “ lot de violences
à eux ?). Dans les enquêtes de victimation faites
en France, les hommes apparaissent davantage victimes de violence
que les femmes. Ce résultat surprend parfois. L’opinion
est en effet répandue que les femmes seraient plus victimes
(notamment, victimes de la brutalité de leurs compagnons).
La réalité semble être que les hommes (surtout
les jeunes) vivent dans des milieux violents, qu’ils sont
violents et qu’ils sont eux-mêmes les premières
victimes de cette violence. Lorsqu’on sait cela, on ne doit
parler sans précaution d’une violence “ faite
aux femmes ”, sans préciser si elle est faite
par les hommes ou par d’autres femmes, ni regarder celle faite
aux hommes. Sans une telle précaution, on joue sur la résonance
qu’a dans le public l’idée préconçue
que je viens d’évoquer : que les femmes sont davantage
victimes et, implicitement, qu’elles le sont des hommes.
Voici donc huit chefs de non-sens ou d’absurdité
qui pèsent à mon sens sur cet unique résultat chiffré.
Un record que l’on devrait inscrire au Guiness Book.
René Padieu
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