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Lettre d'information de Pénombre

association française régie par la loi du 1er juillet 1901

Novembre 2006– numéro 44[Table des matières]

 

SECURITE PUBLIQUE


Précision aléatoire

"Armes à l’école : 73,2 % de hausse selon les RG » titre Le Monde du 8 juin 2006. Pourcentage absurdement précis. Selon ces chiffres, on serait passé de 385 agressions comptabilisées durant l’année scolaire 2003-04 à 667 l’année suivante.

Il y a deux façons de juger convenable la précision d’un résultat publié : soit en fonction de ce dont a besoin l’utilisateur du chiffre, soit selon la fiabilité du procédé d’estimation.

Pour ceux qui ont besoin de quantifier la violence et son évolution, dire qu’on en a recensé entre 650 et 700 et que cela représentait une augmentation des trois quarts aurait bien suffi. Les responsables (ministre ou chefs d’établissement) ne prendraient pas des dispositions différentes suivant que ce serait 73 % de hausse plutôt que 72 ou 74 ! Mais, en tout état de cause, la fiabilité du chiffre n’atteignait même pas cette approximation. De très loin, on va le voir.

En premier lieu, on peut penser que toutes les violences n’ont pas été enregistrées : certains faits, lorsqu’ils sont considérés ne pas être trop graves, ont pu ne pas être signalés ou encore, selon l’appréciation subjective des responsables d’établissements, ont pu ne pas être comptabilisés. À l’inverse, il est improbable qu’on ait comptabilisé des violences qui n’avaient pas eu lieu : les deux scores de 385 et 667 ont toute chance de minorer la réalité et il n’y a aucune raison pour qu’ils la minorent dans la même proportion les deux années. Pour fixer les idées, supposons par exemple que 5 % des faits soient omis la seconde année qui ne l’auraient pas été la première : ce qui serait comparable à 385 serait 667 + 33 = 700, soit une hausse de 82 %. Supposons, dans l’autre sens, que la sous-estimation ait diminué (la proportion de faits omis aurait baissé de 5 % la seconde année) : 667 devrait être comparé à 385+19 = 404, ce qui ferait une augmentation de 65 % seulement. Bien entendu, notre hypothèse d’une variation de la sous-estimation de 5 % entre les deux années est tout à fait arbitraire : elle est cependant vraisemblable et même modérée et elle montre néanmoins que les résultats sont très sensibles à une telle variation. L’incertitude sur l’évolution est considérable. Donner donc une évolution entre deux années avec une décimale ou même avec un chiffre des unités n’a pas de sens, puisque même celui des dizaines ne paraît pas sûr !

Ce n’est pas tout. On peut en second lieu considérer que les actes qui se produisent résultent d’un « état latent de violence » et que c’est celui-ci qui importe car, s’il se perpétue, il signifie d’autres violences à redouter dans le futur et c’est sur lui que des mesures éducatives ou de dissuasion devraient jouer. Or, cette représentation d’un « état latent de violence » revient à admettre que des violences ont une certaine probabilité de se produire : le fait qu’elles se produisent effectivement est un événement aléatoire. Le nombre de ces événements mesure la probabilité en question : s’il a augmenté d’une année à l’autre, c’est l’indice que cette probabilité s’est accrue. Selon cette représentation, pour une probabilité donnée, le nombre observé n’est pas complètement déterminé, mais peut fluctuer dans une certaine plage que l’on peut calculer : le nombre de faits, la seconde année, pouvait se situer dans une fourchette de 50 en plus ou en moins autour de la valeur observée de 667. Des écarts à l’intérieur de cet intervalle ne seraient pas significatifs. De même, l’année précédente, cette plage d’imprécision était de 40 autour de 385. L’évolution aurait donc pu être aussi bien de quelque 345 à 720 environ, soit + 109 %, que de 425 à 615 seulement, soit + 45 %. Donc, même si on était sûr que tous les faits d’une gravité donnée sont bien enregistrés, la nature même du phénomène conduit également à une incertitude considérable du niveau observé chaque année et donc de son évolution.

De plus, on apprend dans l’article que le calcul repose sur les réponses de seulement 70 % de chefs d’établissements (et d’autres informations dont la source n’est du reste pas trop précisée) : les établissements ne répondant pas, pourraient-ils ne pas connaître du tout de telles violences (ce n’est pas exclu puisque s’il n’y a que 665 cas, beaucoup d’établissements en rapportent zéro). Mais l’on ne peut en être sûr. Et, sont-ce bien les mêmes qui répondent les deux années ?

Bref : beaucoup d’incertitudes autour du nombre d’agressions et donc du pourcentage d’évolution donné à la décimale près ! Si ceux qui collationnent et commentent de tels chiffres, qu’il s’agisse des policiers ou des journalistes, n’en maîtrisent pas mieux le sens, que signifie ce qu’ils veulent nous dire ?

 

René Padieu

1. Pour les puristes, on se situait avec une probabilité de 95 % dans l’intervalle de 616 à 718. Soit deux écarts-types en plus ou en moins, sachant que la variance est dans ce cas égale à l’espérance du nombre observé : √667 = 25,8. Avec encore une chance sur vingt de se trouver en dehors de cet intervalle.