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Chroniques d'outre-nombre Victor Descombres N°1 - Février 1997
Elle s'appelait Marilyn... ... et enseignait le droit pénal à Lexington dans le Kentucky. Au cours d'une conversation à bâtons rompus... à trois - l'interprète de l'ambassade était excellente - sur la criminalité comparée en Amérique du Nord et en France, nous en vînmes à parler «récidive». Et la question fusa: «Quel est le taux de récidive en France?». «Mais, chère Marilyn 1, c'est comme chez vous, répondis-je en souriant à mes deux interlocutrices, il est compris entre 0% et 100%»... Un peu surprise, l'interprète me fit répéter. Puis Marilyn fit répéter l'interprète qui à son tour... Après quelques va-et-vient, et sans attendre que l'interprète perdit complètement patience, je parlais de la nécessité de dire à quel type de population on voulait appliquer ce concept de récidive (des sortants de prison, des personnes condamnées une année donnée à telle ou telle peine, pour telle ou telle infraction...?) d'indiquer le critère que l'on utilisait pour dire qu'une personne a récidivé ou non (il ne s'agit pratiquement jamais, dans les enquêtes, de la récidive dite légale définie dans le code pénal 2), mais aussi de préciser la période d'observation retenue. Il était alors facile de faire comprendre à la belle américaine, exemples à l'appui, qu'en fonction de ces trois paramètres, le fameux taux de récidive pouvait réellement varier de 0 à 100%.
Fascinant... Dans l'ancien ou le nouveau monde, dans ce domaine, comme dans bien d'autres, le nombre fascine; on ne peut s'en passer pour étayer les raisonnements les plus variés et les plus contradictoires. Et on a recours, pour ce faire, à des nombres sortis parfois de nulle part et sans signification. Jugeons-en: Il y a quelques années, dans une question écrite au Garde des Sceaux, un député de l'opposition affirmait la chose suivante «Le taux de récidive variait en 1973 entre 48% et 90%. Aujourd'hui, il oscille entre 60% et 70%». Inquiet de cette évolution (baisse? hausse?, on ne saura jamais), le député souhaitait savoir si des données plus récentes existaient sur le sujet. La formulation de la réponse fut à la hauteur de la question: «De nombreuses études ponctuelles permettent de considérer que le taux de récidive est en moyenne, et ce, quel que soit le mode d'incarcération (sic) et le plus ou moins grand recours à l'emprisonnement, de l'ordre de 50%». Je reviendrai, dans une prochaine chronique, sur ces sympathiques proportions (1/2, 1/3, 2/3) qui permettent de dire quelque chose quand on a rien à dire. Mais le meilleur était encore à venir: «Aussi la seule certitude dans ce domaine est-elle que le temps passé en détention s'oppose par principe à toute activité criminelle». A la lecture de cet échange, on ne peut pas ne pas penser à Raymond Devos: «Eh bien, non! mesdames et messieurs, moi, lorsque je n'ai rien à dire, je veux qu'on le sache! Je veux en faire profiter les autres! Et si, vous-mêmes, mesdames et messieurs, vous n'avez rien à dire, eh bien, on en parle, on en discute! Je ne suis pas l'ennemi du colloque»3. On pourrait donner bien d'autres exemples. Citons seulement ce texte de 1991 4, signé par des personnalités d'horizons politiques variés, soucieuses de voir évoluer le système de justice pénale, mais peu regardantes sur les chiffres: «Notons que le taux de récidive atteint presque (sic) 70%; ferions-nous seulement baisser d'un quart ou d'un tiers ce taux de récidive que les Français éprouveraient concrètement un vif soulagement dans leur vie quotidienne». Où l'on voit que l'on peut dire n'importe quoi... avec un souci de grande précision! Et pourtant, des travaux ont été réalisés, en France, sur le sujet, depuis quinze ans qui ont fait l'objet d'une large diffusion non seulement dans la littérature scientifique mais aussi dans la presse nationale et régionale. En fait, la question dépasse de beaucoup celle de l'accessibilité des résultats de recherche. Elle porte directement sur le maniement des nombres: outils de connaissance, masques de l'ignorance ou instruments du mensonge? C'est selon. Ce type d'interrogations est à l'origine de la création, en juin 1993, de l'association Pénombre 5 - et de ces deux publications La Lettre blanche et La lettre grise - lieu de réflexion sur l'usage du nombre dans les questions sociales. Nous en reparlerons, si vous le souhaitez. Quant à Marilyn, elle ne m'en a pas voulu de lui avoir un peu fait la leçon. Récemment, j'ai pu disposer d'un e-mail; le premier message reçu venait de Lexington / Kentucky...
V.D.
1 Après cinq minutes d'entretien, elle m'appelait Victor; il me fallut bien une heure pour lui donner du Marilyn. 2 On distingue la récidive générale et perpétuelle (art. 132-8 du CP), la récidive générale et temporaire (art. 132-9 du CP) et la récidive spéciale et temporaire (art. 132-10 du CP). 3 Devos (R.), Matière à rire, "Parler pour ne rien dire", Plon, 1993, p. 272. 4 "Déclaration sur les peines de réparation", Ed. Technique, Droit pénal, Août-Sept. 1991. 5 Pénombre 96, rue de la Convention, 75015 PARIS, Tél. Fax. Rép.: 01 42 63 45 04. |