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Chroniques d'outre-nombre

Victor Descombres

N°8 - Mai 1998

 

J'ai peur, moi non plus

En décembre 1997, France Boisson a fait réaliser, par la Sofres une enquête auprès de 1'004 individus de 16 ans et plus pour savoir ce que pensaient les Français... des cafés, ces lieux de convivialité, s'il en est, de nos villes et de nos campagnes. De cette enquête il ressort que " 52% des Français déclarent se sentir en sécurité dans les cafés ". On ignore le pourcentage des personnes qui ne se sont pas prononcées - les prétendues " sans opinion "- , et l'on ne sait pas non plus si le pourcentage de 52% a été calculé sur l'ensemble de l'échantillon ou seulement sur le nombre de réponses exprimées 1. Aussi, en toute rigueur, ne peut-on pas en déduire que " 48% des Français déclarent ne pas se sentir en sécurité dans les cafés ".

Pinaillage de statisticien voulant montrer sa science: en gros, un français sur deux a peur d'entrer dans un café et/ou d'y rester un moment. Voilà ce que chacun retiendra. Ce chiffre assez effrayant en dit long sur l'état d'esprit de nos concitoyens. Il aurait été sans doute très intéressant de connaître les variations de ce pourcentage selon le sexe des personnes interrogées, leur âge, leur profession et catégorie sociale et la taille de la commune où ils habitent et/ou travaillent. On aimerait bien aussi savoir ce qu'ont, dans la tête, tous ceux qui n'ont pas été comptabilisés dans les 52%. Mais enfin, les faits sont là.

 

Quand les mots et les chiffres n'ont plus de sens

Savez-vous ce que firent les responsables de France Boisson devant un pourcentage peu "porteur" sur le plan commercial? Le cacher, pour ne pas effrayer tous ceux qui n'avaient pas pensé à avoir peur en allant prendre un petit noir - ou un petit blanc - sur le zinc ? Que nenni. Les promoteurs de breuvages en tout genre le transformèrent en slogan publicitaire (vu dans Le Monde du 16 avril). Ils ont sans doute pensé: "même cela, on va bien réussir à leur faire avaler!".

Au centre de la publicité, le fameux 52%, en jaune - 5 cm de haut - et, dans un petit encadré, ce commentaire: "Ce n'est plus un constat, c'est un plébiscite: les Français adorent les cafés! Ils aiment y être, ils aiment y rester, ils aiment y retourner... Bref: aujourd'hui les cafés sont incontournables dans la vie des Français! Et ce sont les Français eux-mêmes qui le disent, à travers la récente étude que la Sofres vient de réaliser pour France Boissons".

Vous avez bien lu "plébiscite". Or chacun sait que dans son sens moderne, le mot signifie approbation à une majorité écrasante. Cette publicité illustre, jusqu'à l'absurde, le rôle joué par le nombre - ici sous la forme du résultat d'un sondage d'opinions - dans l'argumentation postmoderne (sic). La présence du nombre, quel qu'il soit, va faire autorité, même si sa signification - et c'est là que l'exemple devient particulièrement démonstratif - va, logiquement, à l'encontre du message que l'on veut faire passer.

On entend souvent dire "les chiffres, on leur fait dire ce que l'on veut", comme s'il n'en était pas de même de toute forme de langage 2. Mais on voit ici qu'à la limite, on ne cherche pas à faire dire à ce nombre de 52% quoi que ce soit. Sa fonction est d'être là, accompagné du label " SOFRES ", garantie de scientificité s'il en est.

Sens perdu des mots et des chiffres, mais trouvaille quand à l'image choisie pour "supporter" le 52%: une photographie, en noir et blanc, montrant une jeune femme dont on ne voit pas le haut du visage et qui allaite... dans un café, devant un verre de lait. On ne peut pas ne pas s'interroger sur la présence de "cette femme à l'enfant" dans ce décors digne de la Série noire ( la présence des chiffres en jaune sur fond de ... pénombre?). Sont-ils à la rue? A-t-elle été chassée de son domicile par un mari violent? Drame de l'alcoolisme?

Tout compte fait, j'ai tendance à penser que France Boisson devrait changer d'agent publicitaire.

 

V.D

 

(1) Sur cette question des "sans opinions", on lira avec intérêt l'article de Jean-Marc Lévy Leblond paru dans Pénombre, La Lettre blanche, n° 13, juin 1997: "Sans opinion mais pas sans effet".

(2) Voir à ce propos: Tournier (P), "Sociologie des ténèbres - suite", Pénombre, La lettre blanche, n° 16, mai 1998.