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Chroniques d'outre-nombre Victor Descombres N°9 - Juin 1998
Stupéfiante précision La présentation annuelle, par le ministère de l'intérieur, du bilan de l'Office central de répression du trafic de stupéfiants (OCRTIS), est toujours très attendue par ceux qui, comme moi, s'interrogent sur l'usage des nombres pour décrire les faits sociaux. Les statistiques en cause portent sur l'usage et le trafic de drogue enregistrés par la police, la gendarmerie et la douane. Il est question du nombre d'affaires traitées, de saisies de drogues en nombre et en quantité, d'arrestations pour usage et usage-revente ou pour trafic, de surdoses. Les données sont fournies pour le cannabis, l'héroïne, la cocaïne, le L.S.D., l'ecstasy, les amphétamines, le crack... Evidemment parmi ces nombres de tonnes et ces tonnes de chiffres, certains baissent d'une année sur l'autre, d'autres augmentent. Quant aux interprétations de ces variations, tout est possible: hausse ou baisse de la consommation réelle, hausse ou baisse du trafic réel, hausse ou baisse de la surveillance policière, hausse ou baisse de son efficacité. Cela donne, dans Le Monde du 8 mai 1998, le titre suivant: "L'usage de l'héroïne a régressé en France, la consommation de cannabis de plus en plus réprimée" et plus loin "succès de l'ecstasy" (les saisies sont passées, en un an, de 350'000 doses environ à 200'000 doses tandis que le nombre d'interpellations pour usage et usage revente est resté à peu près constant). Un succès fou, vous dit-on. Pour qui? on n'en sait évidemment rien. Dans France Soir, du même jour, on trouve à la une, ce titre "Le cannabis fait un tabac chez les mineurs", ou encore, plus explicite, "Cannabis, boum chez les adolescents" ce qui est évidemment une autre façon de mettre l'information en musique. Quand au Parisien, plus prudent, il préfère faire dans la neutralité, au risque de paraître un peu obscure à ses lecteurs "Drogue: moins de saisies mais davantage d'affaires" (sic). Face à ce flou artistique au niveau des interprétations, la majestueuse précision des chiffres fournis, sur les volumes saisies, a quelque chose d'assez surréaliste: 55'122,019 kg de cannabis, 415,453 kg d'héroïne, 844,327 kg de cocaïne, 5'983 doses de L.S.D., 198'941 doses d'ecstasy, sans oublier 194,047 kg d'amphétamines et 16,272 kg de crack. Ainsi croit-on savoir, Place Beauveau, que le volume de cannabis saisi, en France, est compris entre 55'122 018,5 g et 55'122 019,5 g soit une précision de l'ordre de 2.10 - 8. "L'excès de précision, dans le règne de la quantité, correspond très exactement à l'excès du pittoresque, dans le règne de la qualité. La précision numérique est souvent une émeute de chiffres, comme le pittoresque est, pour parler comme Baudelaire, "une émeute de détails". On peut y voir une des marques les plus nettes d'un esprit non scientifique, dans le temps même où cet esprit a des prétentions à l'objectivité scientifique. En effet, une des exigences primordiales de l'esprit scientifique, c'est que la précision d'une mesure doit se référer constamment à la sensibilité de la méthode de mesure et qu'elle doit naturellement tenir compte des conditions de permanence de l'objet mesuré. Mesurer exactement un objet fuyant, ou indéterminé, mesurer exactement un objet fixe et bien déterminé avec un instrument grossier, voilà deux types d'occupations vaines que rejette de prime abord la discipline scientifique (1)". Une émeute provoquée par des objets fuyants, voire indéterminés. Gaston ne croyait pas si bien dire.
V.D.
(1) Gaston Bachelard, La formation de l'esprit scientifique, cité dans Pénombre, La Lettre blanche, n° 3, mars 1994. |