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DES NOMBRES POUR LA PAIX – UN PROJET COMMUN ?

« Et à travers cet arbre des futurs possibles, on distinguerait ce que j’ai appelé la VMV : ‘Voie de moindre violence ». On verrait qu’une décision impopulaire sur le moment peut éviter un gros problème, à moyen ou à long terme. L’Arbre des possibles aiderait ainsi les politiciens à surmonter leur peur de déplaire pour revenir à plus de pragmatisme. »

Bernard Werber

 


Chers amis, frappée plus que jamais d’inquiétude sur l’avenir de notre ‘civilisation’, en ma qualité de membre - jusqu’à présent plutôt passive, il est vrai... - de notre association j’ai envie de vous soumettre une proposition.

Dans un monde sur lequel plane la menace d’une « guerre préventive », dont seuls les inconscients peuvent penser qu’ici, elle ne nous concerne pas, se contenter de dévoiler la mauvaise utilisation des nombres me paraît représenter un sous-emploi de compétences désormais rodées. Pourquoi n’irions-nous pas plus loin, en fédérant à nouveau nos efforts autour d’un projet commun, comme cela a déjà été le cas pour les élections – ayant frôlé la tragédie - de 2002 ? Un projet, cependant, qui sorte d’une présentation interne et ‘théâtrale’, pourtant jouissive, pour s’étaler, d’une manière à convenir, sur les murs de la cité.

Michael Moore, réalisateur de ‘Bowling for Columbine’, a récemment affirmé dans un interview que, face à la manière dont le gouvernement des Etats-Unis entretient la violence, il s’est dit un jour qu’il en avait ras-le-bol et qu’il était déterminé à l’en empêcher(1)! Pourquoi devrions-nous être plus modestes ?

 

PAIX-NOMBRE

Le projet porté par Pénombre est, dès le départ, un projet d’engagement civique : déceler et dévoiler les biais qui permettent de fonder des analyses, politiques notamment, sur des chiffres erronés - erronément construits, infondés voire inventés -, donc sur des faux-semblants. En somme, mettre de l’expertise à disposition pour que d’autres puissent mieux comprendre les enjeux présents derrière les discours médiatiques et politiques, voire amender les discours ou corriger les politiques.

Cet engagement indirect me paraît aujourd’hui insuffisant, dès lors que la manipulation des chiffres sert à justifier des politiques toujours plus agressives, tant sur le plan international que national.

C’est pourquoi je vous propose de mettre notre expertise au service de la promotion d’une culture et d’une action de paix, afin de contraster le développement protéiforme de la culture de guerre - guerre contre des nations, des groupes, des individus non conformes ou insoumis, guerre dont les règles ne sont plus généralement acquises mais adaptées au coup par coup, ce dont Guantanamo est un exemple poignant.

Il s’agit de reprendre les analyses critiques déjà menées par les membres de Pénombre (ou que d’autres ont réalisées ailleurs), les affiner, les compléter par d’autres objets, et les intégrer dans un projet cohérent dont l’objectif serait de montrer que les données existantes permettent bien de développer des politiques de paix aux détriment des politiques de guerre.

Si ce projet vous interpelle et que nous le menons à bon port, on pourrait même imaginer que le nom de l’association en sorte modifié: délaissant la neutralité de Pénombre au bénéfice de Paix-nombre, nous marquerions la nécessité pour les intellectuels d’assumer clairement les responsabilités politiques - au sens large - qui découlent de leur expertise. Développer des recherches de la manière la plus objective possible n’est pas en contradiction avec une position engagée dans d’autres activités.

Bien sûr, cette deuxième proposition est un peu provocatrice, puisque je suis convaincue que les actions sont autrement importantes que le nom qu’elles portent... N’empêche, le nom d’une société est défini comme ‘raison sociale’: comment voulons-nous définir la raison d’être, les objectifs de notre association?

 

QUELS NOMBRES POUR QUELLE PAIX ?

Le mot guerre - dont lutte est substantiellement synonyme - se décline dans un nombre croissant d’acceptions: guerre contre l’Irak, guerre contre le chômage, guerre contre la pauvreté, guerre contre la criminalité, et ainsi de suite.

Au mot guerre correspond, d’une part, l’incapacité de résoudre le problème visé et, d’autre part, la volonté d’imposer une solution correspondant à des intérêts non explicités par les énonciateurs du mot. Aussi, la « guerre » est présentée comme une nécessité et justifiée avec des données souvent chiffrées. Même à considérer qu’elles soient correctes, ces données ne représentent jamais qu’une partie des aspects, pourtant multiples, du problème et sont accommodées en fonction de la solution proposée.

Ainsi, ce n’est sûrement pas George W. Bush qui met en avant des intérêts géostratégiques pour justifier la guerre en Afghanistan et des intérêts pétroliers pour motiver sa volonté d’agresser l’Irak ‘à tout prix’. Pourtant, ces deux types d’intérêts se chiffrent en milliards de dollars de revenus...

Pouvons-nous évaluer le montant des nombreux intérêts de la guerre, dont celui de l’industrie des armements?

Le recours aux métaphores guerrières au-delà du domaine de la guerre - classique ou ‘préventive’ (notion qui représente une aberration éthico-juridique) - permet, entre autres, de présenter et d’affronter de manière morcelée des problèmes sociaux tels que la pauvreté, le chômage, la criminalité, problèmes dont les interactions sont généralement occultées, sauf lorsqu’il s’agit de les interpréter en termes criminalisants(2). Une telle attitude empêche de concevoir des politiques prenant réellement en compte les répercussions que les actions menées dans l’un de ces domaines peuvent avoir dans les autres.

Amartya Sen, prix Nobel d’économie, a montré que les famines dans les pays en développement ne sont pas le fruit d’une insuffisance absolue de nourriture, mais de sa mauvaise distribution(3). Comment peut-on prétendre que les ressources mondiales sont insuffisantes pour assurer à chaque individu une vie digne, lorsqu’on prend en compte les richesses accumulées en haut des pyramides sociales et les gaspillages de toutes sortes qui caractérisent les sociétés riches tout comme celles pauvres? Pardonnez-moi si je m’égare dans un détail, mais il me tracasse tellement il est in-sensé, et donc symboliquement prégnant : comment se fait-il qu’on perpétue le gaspillage lié à l’obligation faite au Parlement européen de se partager sur deux lieux, Bruxelles et Strasbourg, pour des raisons (fondamentales ?) liées à l’‘honneur’ de la France - et vraisemblablement à l’économie strasbourgeoise -, alors que les raisons de concentrer son activité à Bruxelles, siège de la Commission, répondent autant à des objectifs financiers qu’à des soucis d’efficacité?

A propos de défaut de redistribution, la guerre contre le chômage semble se doubler en France d’une guerre contre les chômeurs. Devenu suspects d’être, en réalité, des faux chômeurs, ceux-ci voient leurs droits acquis s’amenuiser, tant dans leurs montants que dans leur durée, sous prétexte qu’ils risquent autrement d’être une incitation à rester au chômage.

La polémique à l’égard de la politique des 35 heures, et de son (in)capacité à créer de nouveaux emplois, s’enracine dans des querelles partisanes qui laissent de côté l’idée, pourtant généreuse à la base, d’une redistribution des emplois.

Pouvons-nous montrer que l’arithmétique politicienne ne suffit pas à résoudre les problèmes sociaux, si d’autres mesures ne l’accompagnent pas, dont celle d’une redistribution solidaire?

Aux Etats-Unis, la déliquescence du Welfare-State correspond à une augmentation de l’intervention pénale, comme tendent à le montrer les travaux de Loïc Wacquant(4).

Le gain est-il monétaire ou d’ordre symbolique? Pouvons-nous affirmer que la répression est actuellement moins coûteuse que les politiques sociales? Et sur le long terme? Qu’en est-il du ‘facteur efficacité’?

Les pays occidentaux ont déclaré la guerre contre la criminalité organisée et, plus récemment, contre le terrorisme. Combien de victimes sur l’autel de la présomption de culpabilité sommes-nous prêts à accepter, et quel prix pour les libertés publiques sommes-nous prêts à payer pour la mise en place de politiques sécuritaires à l’efficacité douteuse? Et que dire, à une échelle plus locale, des politiques des quartiers? On a récemment affirmé que les sommes destinées par le gouvernement français à l’amélioration du système éducatif dans les zones défavorisées sont dérisoires, en comparaison aux efforts importants effectués par d’autres pays, tels que la Grande-Bretagne(5). S’agit-il (seulement) d’un problème budgétaire? La France serait-elle tellement plus pauvre que ses voisins?

Que la guerre se fasse en recourant aux armements, aux emprisonnements préventifs, ou seulement aux chiffres, nous sommes dans une même logique de manipulation croissante des connaissances, mais hélas aussi des consciences. Aussi, la promotion de la paix ne peut pas se cantonner à l’un ou l’autre domaine. Elle doit mettre en lumière les liens existant entre guerre au sens propre, politiques d’immigration, lutte contre la criminalité ou contre le chômage: les irakiens auxquels on a fermé les portes de Sangatte en novembre 2002 en font directement les frais.

Pouvons-nous accepter que ‘paix’ signifie ‘pacification par la soumission du plus faible’, ou voulons-nous oeuvrer pour la création des conditions qui assurent l’autonomie et la dignité des plus faibles et, par conséquent, favorisent l’éclosion d’une culture de coopération et de solidarité(6)?

Pouvons-nous cesser de nous complaire dans un pacifisme passif, mais nous armer de nombres pour montrer que paix internationale et paix sociale sont intimement liées, qu’il faut les penser ensemble et que, si l’on se repose sur les nombres les plus mobilisateurs aujourd’hui - les ressources économiques et financières -, leur montant global peut être décomposé autrement et utilisé différemment que dans les seules solutions que l’on prétend disponibles?

Maria Luisa Cesoni, janvier 2003

 

Post-scriptum: juste après avoir terminé ce texte, j’ai lu une nouvelle qui est en résonance, me paraît-il, avec mes propos. On peut y lire : « J’ai pensé au plaisir qu’auraient les chercheurs à réduire la violence future et à assurer le confort des générations suivantes(7). ».
Est-ce seulement une illusion d’écrivain?

 

Notes de bas de pages:

(1)Dans Metropolis, Arte, samedi 23 novembre 2002.

(2)En Sicile, lors de récentes manifestation, des travailleurs de chez FIAT, interviewés par un journaliste de la RAI, ont affirmé que les licenciements prévus auraient rendu les activités mafieuses le seul débouché économique de l’île. En dépit de son réalisme, ce type d’analyse reste cependant très minoritaire, le discours dominant prétendant qu’il est difficile, voire impossible d’implanter des activités économiques dans la région à cause de l’existence de la mafia.

(3)Poverty and famines, an essay on entitlement and deprivation, Oxford, Clarendon Press, 1981.

(4)L. Wacquant, Les prisons de la misère, Paris, Ed. Raison d’Agir, 1999.

(5)Mots croisés. Reconstruire les banlieues, raser les tours, est-ce un moyen de lutter contre l’insécurité? Emission présentée par Arlette Chabot, France 2, lundi 18 novembre 2002, 23h05.

(6)Sur la construction d’une nouvelle conception de la citoyenneté et sur le rôle que les exclus, tels les sans papier, jouent d’ores et déjà dans ce processus, cf. E. Balibar, Nous, citoyens d’Europe ? Les frontières, l’Etat, le peuple, Paris, La Découverte, 2001.

(7)B. Werber, L’arbre des possibles et autres histoires, Paris, Albin Michel, 2002, p. 81 (dont est aussi issu l’exergue). Le projet de l’auteur présente cependant des risques de détournement orwellien. Son site web, en revanche, est plus modeste mais fort intéressant. Je vous invite aussi à lire la nouvelle sur…’Le mystère du chiffre’ !