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A LA REFLEXION

(Octobre 1994 - numéro 5)

 

Opérations mani pulite

Un passage par plusieurs cabinets ministériels, sur une période de quatre années, légitime-t-il un témoignage factuel sur l'utilisation du chiffre en politique? D'aucuns l'ont pensé au sein des instances dirigeantes de ce puissant vecteur d'opinion qu'est devenu Pénombre... Alors, jetons-nous à l'eau et rapportons aux travailleurs de force du chiffre quelques éléments glanés au cours de cette expérience.

Info ou intox?

En 1990, à la création de la Délégation générale de lutte contre la drogue et la toxicomanie (DGLDT), fût organisée une conférence de presse avec annonce d'un n-ième plan gouvernemental. Le dossier de presse devait bien entendu dresser en premier un constat du phénomène. Le chiffre habituellement retenu par la direction générale de la santé était de 120'000 toxicomanes(1). Comment en était-on arrivé là? Mystère. Mais il s'agissait d'un ordre de grandeur raisonnable depuis plusieurs années. Les autres éléments de la doctrine de l'administration étaient: "pas d'augmentation" et "la situation est moins grave que dans les autres pays européens" (notamment Espagne et Italie, "trois fois plus d'héroïnomanes que chez nous"), grâce à l'action du dispositif spécialisé (mis en place par la DGS). Ce discours d'auto légitimation était nécessairement défendu par lesdits intervenants (les spécialistes de terrain).

La stratégie de la forte personnalité, ancien ministre, nommée à la tête de la DGLDT pouvait se formuler ainsi: "la situation est très grave puisqu'elle a nécessité la nomination d'une personne de mon niveau" et "j'ai besoin de moyens financiers nouveaux pour agir efficacement". L'évaluation du nombre de toxicomanes, présentée dans le cadre du plan gouvernemental, et qui avait servi d'appui aux arbitrages budgétaires, se situait donc au-dessus de celle de l'administration de la Santé.

Ce plan gouvernemental étant par nature interministériel, il fallait bien se mettre d'accord sur un chiffre présentable. Une rapide discussion de marchands de tapis entre le cabinet du ministre de la Santé et le délégué général refusa la logique de 150'000 toxicomanes - ce qui aurait signifié que leur nombre avait brutalement augmenté sous la gauche - pour aboutir à un compromis sur le chiffre de 130'000 montrant que l'augmentation "inéluctable comme dans tous les pays occidentaux était contenue grâce aux efforts du dispositif spécialisé qui devait cependant être renforcé pour faire face à une pression internationale sur l'offre de plus en plus forte".

Sur quelle base scientifique avaient été produits ces différents chiffres? Aucune, René Padieu l'a amplement démontré(2) et leur valeur absolue ne signifie en soi pas grand-chose. Ils ne sont produits qu'à des fins utilitaristes dans un fonctionnement institutionnel systémique où chacun doit d'abord valoriser sa propre action et gagner ses arbitrages budgétaires, souvent d'ailleurs avec les meilleures intentions du monde et à l'appui d'une politique pouvant se révéler tout à fait pertinente.

La même fantaisie règne sur ce secteur pour définir un "taux de réussite" des institutions de prise en charge des toxicomanes. Le Patriarche affirmait sortir de la drogue 60% des personnes passées par ses centres. Dans un secteur aussi concurrentiel, pouvoir fournir un chiffre permet de prouver son efficacité, voire son utilité. Ainsi, sans étude sérieuse, qui pourrait par exemple concerner des files actives suivies pendant plusieurs années après le début de la prise en charge, un des intervenants les plus médiatiques de la profession utilisait-il toujours le chiffre de 55% de réussite pour mettre en évidence que, avec une déontologie, des méthodes fondées sur le relationnel et la place éminente réservée aux psychiatres, on atteignait des taux de réussite légèrement inférieurs, mais autrement plus crédibles que ceux fournis par l'institution totalitaire du Patriarche...

Un débat télévisé à l'émission "la marche du siècle" consacrée à la drogue, il y a quelques mois, n'échappa point à ces dérapages. Le summum fût atteint par le représentant du ministre de l'Intérieur, qui, entre autres, avec des arguments de prospecteur-placier de contrats d'assurance, asséna une comparaison de "pourcentages d'augmentation d'overdoses" dans plusieurs pays européens pour démontrer - cela seul importait - que la situation en France était plus grave qu'ailleurs, mais que la police veillait....

 

Got et gogos

Domaine proche encore plus sensible, celui du sida. En 1988, n'existait que la comptabilisation des cas cumulés de sida - 4'211 au 30/06/88 - depuis l'obligation de déclaration édictée l'année précédente, avec des mécanismes correctifs résultant notamment des retards de déclaration et des doubles comptages. Quant à savoir le nombre de séropositifs, celui de personnes vivant avec le sida et de personnes décédées, les estimations les plus fantaisistes circulaient, allant par exemple de 150'000 jusqu'à 400 ou 500'000 personnes contaminées: l'hypothèse aujourd'hui validée est de l'ordre de 120'000. Après le rapport Got, élaboré pendant l'été 1988, fût préparé le plan national de lutte contre le sida(3). Il était nécessaire de disposer d'une vision prospective de l'évolution de la contamination, de la maladie, des décès. Aucun chiffre prévisionnel sérieux ne pouvait être fourni, compte tenu de multiples variables (efficacité de la prévention, évolution des traitements, durée de vie des malades, validité des premiers chiffres et des méthodes de comptage...).

Le directeur de cabinet du ministre, un X/Mines, s'étonna des méthodes d'estimation retenues. Les détenteurs des données de base furent soumis à une interrogation au tableau noir qui mit en évidence les énormes lacunes d'un système de comptage et des rivalités d'experts. Ainsi, au sein du même ministère, la direction des hôpitaux tenait-elle une comptabilité concurrente de celle de la direction générale de la santé. Fût décidée en conséquence la mise en place d'une instance de validation sous l'égide conjointe de l'INSERM et de la DGS, avec le renforcement des compétences épidémiologiques de cette dernière. Mais la préparation du plan de lutte était simultanément soumise aux arbitrages budgétaires dont beaucoup dépendaient de chiffres impossibles à fournir. Par exemple, combien de malades du sida faut-il s'attendre à accueillir dans les hôpitaux les prochaines années, quels sont les services qu'il faut ren-forcer et où les situer géographiquement?

L'opinion sous-estimant la gravité du phénomène, il fallait aussi mettre en évidence quelques chiffres clé à l'occasion de la présentation publique du plan national mis en place début novembre 1988. La donnée la plus spectaculaire concernait le nombre de morts prévisibles du fait du sida dans les prochaines années. Après de longues discussions, nous arrivâmes au chiffre de plus de 10'000 morts cumulés fin 1991, plus que le nombre de morts par accident de la route, comparaison qui ouvrit la conférence de presse du ministre. La veille, un conseiller du secrétaire d'État aux transports avait appelé pour demander ce chiffre de morts du sida, car "son patron", dans une prochaine conférence de presse, pour frapper l'opinion - les ministres frappeurs sont légion - voulait affirmer que le nombre de morts par accidents routiers était beaucoup plus important que celui de morts du fait du sida. Traité d'irresponsable, il lui avait été demandé de comparer des choses comparables et d'éviter des rapprochements stupides.

Cette estimation s'est, heureusement, révélée surévaluée essentiellement du fait de l'allongement de la durée de vie des malades grâce à l'amélioration des traitements des maladies opportunistes. Cela ne change cependant rien à la gravité du problème et à la nécessité d'une action d'envergure des pouvoirs publics, mais peut-être cette référence chiffrée est-elle celle qui a permis d'emporter la conviction, de gagner un arbitrage budgétaire nécessaire à cette action.

 

Née cécité

On pourrait multiplier les exemples similaires. Ainsi, quand l'administration pénitentiaire souhaite faire pression sur les arbitrages budgétaires pour obtenir la création de nouveaux établissements, favoriser la politique alternative à l'incarcération ou obtenir un décret de grâce très libéral, elle publie des prévisions alarmistes d'augmentation de la population pénale qui emportent la peur et donc la conviction du politique. Quand elle a souhaité emporter la décision de transfert du secteur de la santé dans les établissements pénitentiaires, elle a produit certains chiffres - "50% des détenus présentent des problèmes psychiatriques" - sans aucune valeur scientifique, mais uniquement pour servir d'appui à une réforme indispensable. Le soin justifie-t-il les moyens?

 

(Dé) chiffrer

Le politique a besoin de chiffres qui lui permettent de faire ses choix, de convaincre l'opinion de la justesse de ses orientations et de gagner les arbitrages budgétaires nécessaires pour les mettre en œuvre. Aux producteurs de fournir ces données - avec les réserves méthodologiques nécessaires - et de ne pas se comporter en jaloux gardiens de trésors ne devant jamais quitter leurs tombeaux. Le problème de fond n'est-il pas tout simplement celui de la "vulgarisation intelligente" des connaissances scientifiques. A chacun de faire un effort, les producteurs de chiffres comme les consommateurs, à condition de disposer de "normes de qualité" labellisées qui évitent tout dérapage.

L'un de ces mécanismes a sans doute été trouvé pour les chiffres de l'immigration grâce au rôle joué par le Haut conseil à l'intégration qui (en principe) centralise et valide désormais tous les chiffres en la matière - écartons seulement les polémiques autour du nombre de "clandestins". Rappelons que jusqu'en 1989, le ministre des Affaires sociales présentait, lorsqu'il l'estimait opportun, les chiffres du "rapport Lebon" de la direction de la population et des migrations. Il fût décidé cette année-là que ce serait l'administration elle-même qui présenterait ces chiffres, chaque année à la même période et quels que soient les résultats.

Comme pour la production d'un quelconque indice officiel, les auteurs produisant une évaluation chiffrée devraient fournir tous les éléments méthodologiques nécessaires. Sans aller jusqu'à la création d'une "magistrature du chiffre", comme évoquée par Michel-Louis Lévy, ne serait-il pas possible de confier à une instance pluridisciplinaire incontestable quant à sa composition - pas un "haut conseil" de plus SVP - le pouvoir d'aller vérifier la méthodologie de toute estimation chiffrée d'un phénomène et de rendre public son avis éclairé? Rigueur et transparence contre fausses évidences ne sont-elles pas les mamelles de la connaissance?

 

Jean-Paul Jean

 

(1) Cf l'article de A. Kensey et J.-P. Jean dans "Pénombre" n° 2.

(2) René Padieu. Rapport à la demande de la DGLDT 1990.

(3) Claude GOT: "Rapport sur le sida", préface de Claude Evin. Flammarion janvier 1989.

 

Qu'une administration ait l'entière responsabilité de publier les statistiques qu'elle produit, est une avancée par rapport au cas où la tutelle politique contrôle cette étape. Il reste que la fiabilité de ces statistiques et le bien-fondé de leur commentaire ne sont pas pour autant à l'abri de toute influence politico-médiatique. Pénombre entend reprendre le débat, et attend les contributions de ses lecteurs.

NDLR.