|
||||||||||||||||||||||||
NEW YORK, NEW YORK (Juin 1997 - numéro 13)
Juvenile super-predators Super-predators, mieux qu'au cinéma. Le 6 juillet l996, alors que les États-Unis sont en pleine campagne électorale, le candidat à la présidence, Robert (Bob) Dole, s'adresse à la nation dans un message radiophonique. L'un des thèmes principaux de cette allocution est la lutte contre la criminalité et plus particulièrement les mesures à prendre pour enrayer la vague de délinquance juvénile qui nous attend dans les prochaines années. L'expression «juvenile super-predators» est lancée sur les ondes et une augmentation de 270'000 de ceux-ci d'ici l'an 2010 nous est annoncée si le choix devait se porter sur un candidat «trop laxiste». Il est évidemment fait référence à d'«éminents criminologues» que M. Dole omet toutefois de nommer, rendant ainsi la vérification de ses affirmations beaucoup plus difficile. Il m'aura en effet fallu plus de six mois pour enfin mettre la main sur le texte source de M. Dole lors de son allocution. Il s'agit d'un texte de M. John Dilulio, Professeur à Princeton University, intitulé «How to Stop the Coming Crime Wave» (Comment endiguer la vague criminelle à venir). Selon Dilulio, 15 millions d'enfants américains grandissent aujourd'hui dans un environnement criminogène (quartiers défavorisés, familles monoparentales, chômage chronique, etc.). En 2010, il y aura de ce fait environ 270'000 «super-prédateurs juvéniles» de plus que ce n'était le cas en 1990. Notre seul choix - toujours selon Dilulio - serait donc d'incarcérer davantage de criminels violents que ce n'est le cas actuellement et de miser sur la neutralisation des criminels privés de liberté et sur la prévention générale (exemplarité et intimidation d'éventuels nouveaux criminels). Entre 150'000 et 200'000 jeunes de moins de 18 ans devraient être incarcérés dans les sept prochaines années. Le message est clair: une vague de criminalité va nous tomber dessus dans quelques années et l'incarcération massive est la seule issue possible. Belle perspective Rien dans le texte de Dilulio ne nous indique toutefois comment il est arrivé au chiffre de 270'000, ni d'ailleurs ce qu'il faut entendre par «super-prédateurs juvéniles». Les Américains étant plus habitués que l'étranger que je suis à dénicher les sources utilisées par leurs politiciens, un éminent Professeur de la University of California at Berkeley, Franklin E. Zimring, a comblé ce vide dans un article intitulé «Desperadoes in Diapers» (Criminels en couches-culottes) écrit à la suite d'une prise de contact avec Dilulio pour que celui-ci lui fournisse quelques informations complémentaires.
La formule Dilulio Une étude célèbre montre qu'un groupe d'environ 6% de tous les garçons sont l'objet d'environ la moitié des interactions de mineurs avec la police (Shannon). De plus, ce même taux d'environ 6% représente la proportion de jeunes ayant eu affaire à la police cinq fois ou plus (quelle qu'en soit la raison: larcin, vol à l'étalage, excès de vitesse, consommation d'alcool, graffitage, etc.) lors d'une autre étude non moins célèbre menée à Philadelphie (Wolfgang et al.). Sur la base de ces recherches, Dilulio part de l'idée que 6% de tous les jeunes de sexe masculin représentent un danger imminent pour notre société et sont des «super-prédateurs». Quant à la projection de 270 000 «super-prédateurs» supplémentaires en 2010, elle est d'une simplicité ahurissante: selon Dilulio, le nombre de garçons de moins de 18 ans passera de 32 millions en 1990 à 36,5 en 2010, la progression étant donc de 4,5 millions. Si 6% de ces 4,5 millions de jeunes garçons sont des « super-prédateurs », on obtient 270 000! En appliquant la formule Dilulio à 1990, on constate qu'il y aurait aujourd'hui aux États-Unis quelque deux millions de «super-prédateurs juvéniles» (6% de 32 millions)! Cela manque totalement de réalisme. En fait une bonne partie des «super-prédateurs» version Dilulio ne commettent aucun crime, à commencer par tous ceux qui ne sont pas encore en âge de marcher. En effet, dans les jeunes garçons considérés, une bonne partie en est encore à ce stade De plus, ceux qui commettent véritablement des «crimes» en restent, dans l'immense majorité des cas, à des infractions mineures.
Le texte de Dilulio est donc de la foutaise. Il applique une estimation à une estimation et en tire la réalité de demain D'abord, aucune étude n'a jamais montré que 6% des jeunes commettent des crimes graves; ensuite, appliquer simplement le taux de 6% à une projection démographique - de plus douteuse - est totalement ridicule. Le «criminologue» mérite indubitablement un blâme, mais ne faudrait-il pas également songer à blâmer les politiciens et les journalistes qui utilisent ce genre de recherches sans la moindre hésitation, pour la seule raison qu'elles concordent avec l'idéologie politique de l'utilisateur et dans le seul but de désinformer?
Cette histoire me fait d'ailleurs penser à la «saga» du nombre d'immigrés clandestins en France dont Pénombre rend compte dans ses numéros 10 et 11. Comme quoi la France n'est pas si éloignée de l'Amérique
A. Kuhn
Références Dilulio J., How to Stop tire Coming Crime Wave, in: Manhattan Institute, Center for Civic Innovation, Civic Bulletin No. 2, 1996. Shannon L. W., Juvenile Delinquency in Madison and Racine, Iowa City: The University of Iowa, Department of Sociology and Anthropology, 1968. Wolfgang M. E., Figlio R. M., Sellin T., Delinquency in a Birth Cohort, Chicago : The University of Chicago Press, 1972. Zimring F. E., «Desperados in Diapers», Overcrowded Times 7/4 (1996), 2-3. |