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IL N’Y A PLUS DE JEUNESSE

(Novembre 2000 - numéro 23)

 

Questions éternelles autour d'une table (de mortalité)

Comme dit souvent notre très chère Clara dans son infinie sagesse, il faut toujours commencer par balayer devant sa porte. Rompons donc avec une certaine facilité et délaissons pour un temps les perles journalistiques pour traquer le chiffre mauvais dans notre propre jardin. La démographie, puisque c'est d'elle qu'il s'agit, soulève en matière de chiffres des questions fondamentales. Il faut dire qu'une science humaine qui s'aimerait science exacte ne saurait être tout à fait honnête. Lorsque cette science a la vanité de décrire des phénomènes humains à l’état pur, on peut même craindre le pire. Et en effet, que penser d'une vénérable institution qui affirme utiliser des chiffres qu'elle prétend ignorer tout en publiant des données qui les englobent ? J'en conviens, l'interrogation est absconse, alors passons aux faits.

 

Consulter l’Insee

Demandez à l'Insee le détail des soldes migratoires en France par sexe, âge et année, le tout a l’unité près. Vous essuierez un refus poli. La question est insensée, comment estimer de tels chiffres sans un système précis d'enregistrement des migrations ? Au mieux on vous rappellera que la France ne possède même pas de fichier de population et que les recensements ont des limites. Si vous consultez la série annuelle intitulée "La situation démographique", vous constaterez que le chapitre sur les migrations ne comporte que deux pages dans un ouvrage de plus de deux cents, et que le peu d'informations réunies là est bien parcellaire.

Consultez maintenant dans le même ouvrage les tables de mortalité. Les quotients présentés comme il se doit avec cinq décimales sont calculés dans les règles de l'art, ils décrivent la mortalité à l’état pur. La formule utilisée est explicite, les effectifs de population par sexe et âge sont corrigés de l'effet des migrations. L'Insee connaît donc au minimum les soldes migratoires par sexe et âge mais les garde pour lui !

Consultez enfin le reste de l'ouvrage, vous trouverez les effectifs de population et les décès par âge et sexe pour chaque année ainsi que les naissances. Muni d'une simple calculette, vous retrouvez aisément par différence les soldes migratoires utilisés. En 1997 le solde migratoire est ainsi de -4'114 garçons à 0 ans et de +2'282 filles à 2 ans. La même année la somme algébrique de tous ces effectifs si précis est de +15'000 hommes et +25'000 femmes soit un total de +40'000 tout rond.

Admirons un instant le passage d'une grossière estimation à une superbe cohérence comptable et pleurons sur nous-mêmes. Sommé de produire une table de mortalité dans les règles de l'art sans les données ad hoc, le démographe est semblable au journaliste qui doit écrire un article répondant aux canons de la profession sans les informations nécessaires. Tables et articles fleurissent cependant car, consciemment ou non, démographes et journalistes admettent que la fin justifie les moyens. Chacun selon sa méthode, ils composent avec la réalité tout en dissimulant leur ignorance qui n’apparaît qu'aux seuls initiés.

Mais peut-on admettre si aisément que la fin justifie les moyens ? N'est-ce pas ouvrir la porte à toutes les dérives qui prospèrent sur ce type de petites compromissions quotidiennes ? Pour rester dans le domaine des migrations, lorsqu'en 1985 un magazine libéral publiait (avec une Marianne en tchador en couverture) des projections démographiques par nationalité en s'interrogeant : Serons-nous encore Français dans 30 ans ? les chiffres tendancieux servaient une fin. Il s'agissait de prévoir pour ne pas voir, selon l'aphorisme d'Alfred Sauvy, énoncé en d'autres circonstances. Bien entendu, jouer avec la peur des étrangers et construire une table de mortalité sont des exercices radicalement différents, mais peut-on condamner les approximations dans un cas et les absoudre dans l'autre ? C'est toute la question de la relativité du bien et du mal que pose insidieusement la construction de notre table de mortalité.

 

Luc Legoux