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A VOTRE SANTE Avril 2002- numéro 29 [Table des matières]
La fumée des nombres LObservatoire français des drogues et toxicomanies (OFDT) consacre le numéro de septembre de son bulletin (Tendances, n° 26) à lusage de lalcool, du tabac et des médicaments par les " seniors ". Au passage, il rappelle que, tous âges réunis, " en France, lalcool et le tabac sont à lorigine de près de 100 000 décès prématurés chaque année ". Je dis " rappelle ", car, en effet, ces chiffres sont assez souvent cités dans la presse ou ailleurs. Au point quils font partie du paysage et que, si on les a intégrés, on ne les questionne plus. Cest comme ça quil me semble quon affichait jadis 40 000 décès dus au tabac et 60 000 dus à lalcool, tandis quil me semble quaujourdhui on mentionne les chiffres inverses. Cela dit, je me suis parfois posé la double question : comment le sait-on ? Et, quest-ce que ça veut dire ? Mais je nai jamais pris la peine de rechercher la réponse. Cest sans doute paresse de ma part. Il se trouve que je suis en situation, professionnellement, de retrouver les sources et de comprendre les travaux qui conduisent à ces résultats. Mais, je préfère poser ici publiquement mes questions : car mes concitoyens ne se les posent peut-être pas et, au cas où ils auraient cette curiosité, ils nont pas forcément accès aux réponses. Jentends bien que celles-ci figurent probablement dans des publications qui nous sont éventuellement passées entre les mains, quelles ont pu en leur temps être reprises et expliquées par la grande presse ou un magazine télévisé pédagogique comme il en existe de forts bons. Si malgré cela, il se trouve que je suis toujours avec mes questions, sans doute que dautres, nombreux, ne sont pas plus au clair. Cest donc sans doute aussi leur rendre service, par cette interpellation publique, que de provoquer une réponse publique. Et que, avant que les réponses leur soient fournies, ils aient réfléchi aux questions !
Ces questions, les voici : 1. Par quelles enquêtes, quelles expérimentations, quelles méthodes de traitement statistique aboutit-on à ces estimations ? Ayant eu, lan dernier, à connaître des résultats concernant le tabac, jai essayé de savoir doù ils venaient. Jai eu limpression quils provenaient essentiellement dune étude anglaise remontant à plusieurs années. Même si elle a eu quelques prolongements et si des experts français ou autres ont retravaillé à partir de là, jai un peu limpression que cest toujours la même quon ressert. De plus, les méthodes de calcul mont paru assez conventionnelles. Jai même eu des doutes sur leur bien-fondé technique, mais je navais pas le temps dy réfléchir plus avant. Je suis donc resté avec mes doutes. À quoi sajoutait que la transposition de la Grande-Bretagne à la France et lactualité dun travail remontant à plusieurs années ne me semblaient pas acquises ipso facto. 2. Il semble que, depuis dix ans si ce nest vingt, cest toujours le même nombre annuel de décès que lon annonce. Or, pour sen tenir au tabac, loi Veil et loi Évin aidant, on a diminué les teneurs en nicotine et goudrons des cigarettes, on en a haussé le prix, on a interdit la publicité, on a limité le fumer dans les lieux publics, on a lancé force campagnes. De deux choses lune : ou bien ces actions ont eu leffet souhaité et il est dès lors faux de citer toujours les mêmes chiffres ; ou bien elles nont pas eu deffet et il convient den tirer la leçon pour supprimer ces dispositions qui, pour un résultat nul, encombrent la législation, compliquent la vie à tout le monde et développent dans la population un " racisme anti-fumeur ". (En disant cela, je précise que je ne suis pas fumeur et que je ne " roule " pour personne.) À moins quon nous explique troisième hypothèse que les effets du tabac sur la santé sont différés : les morts actuelles sont le produit de la fumée dil y a trente ans. Soit ! mais qualors on cesse de citer ces chiffres au présent, de faire comme si les morts actuels étaient le fruit des comportements actuels (" le tabac cause 60 000 morts chaque année "). Car ceci est peut-être un argument pour un but noble (dont au demeurant lefficacité pédagogique demanderait à être vérifiée) mais cest alors un argument faux. Un pieux mensonge, mais un mensonge tout de même. 3. Quest-ce quun " décès prématuré " ? Comme nous sommes tous voués à mourir, il faut dabord sentendre sur ce que serait " un décès normal ", plus précisément, à âge normal. Puis, établir quun décès survenu à un buveur ou un fumeur (voire à un buveur-fumeur) est soit exclusivement dû à lalcool ou au tabac, soit dû à une aggravation dune autre maladie ou dun accident, aggravation provoquée par alcool ou tabac. Enfin, mesurer les " années de vie perdues " par différence entre lâge hypothétique où la personne serait décédée (soit " normalement " soit selon ce quaurait été le cours probable de sa maladie (si elle navait ni bu ni fumé) et lâge réel de son décès.
On meurt toujours trop tôt Ce décompte dannées perdues est quelquefois donné. On nous dira toutefois quon peut sen dispenser, sil ne sagit que de donner un nombre de décès prématurés, sans dire de combien ils sont prématurés. Cette estimation dune durée de vie raccourcie est néanmoins implicite : car, supposons quon trouve quun décès a été hâté de huit jours par lincidence du tabac ou de lalcool, peut-être ne comptera-t-on pas ça comme un décès prématuré. Où met-on la limite ? Il faut en effet un seuil : si alcool ou tabac ont, si peu que ce soit, une incidence négative sur la santé, on pourrait arriver à dire que tout décès a été avancé (ne serait-ce que dune minute) par lusage, même modéré, même ancien de lun ou de lautre. À la limite, donc, quasiment tous les décès seraient prématurés : néchapperaient que ceux des personnes, très minoritaires, qui nont de leur vie trempé les lèvres dans un verre de vin ni tiré une bouffée. Un tel passage à la limite est évidemment ridicule. Donc il faut bien quon se soit donné un seuil, ce qui suppose une estimation du raccourcissement de la vie. En fait, on ne procède pas par calcul individualisé du caractère prématuré ou non du décès de tous les individus ou même seulement dun échantillon représentatif. On a une méthode statistique plus globale. Mais cette modélisation me paraît reposer sur des conventions qui mériteraient dêtre expliquées à ceux à qui on livre le résultat afin de leur en faire saisir le sens et les limites. Je crains qualors ils ne se demandent ce que signifie finalement cette notion de décès prématurés. Dabord, ils demanderont derechef de combien ils sont prématurés : 3 semaines ? 2 ans ? 10 ans ? Puis, ils demanderont à quel âge survient cette prématurité, quelques-uns allant sans doute jusquà questionner quelle soit regrettable : sil sagit dabréger une sénilité pénible ou dégradante. À quel vertige conduirait trop dexplications sur le sens et la portée des résultats quon nous montre ! Peut-être en effet vaut-il mieux nous les asséner comme des vérités de doctrine, ne pas dire ce quil y a derrière et les prendre simplement pour leur vertu de propagande.
René Padieu
NDLR : Nous avons transmis ce texte aux auteurs du Bulletin de lOFDT et avons reçu la réponse ci-contre signée dun pseudonyme énigmatique. |