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ET DAPRÈS Juillet 2002- numéro 30 [Table des matières]
Sondages et principe de précaution Grâce à ma formation professionnelle jai quelques lumières en statistique et en économie, compétences partagées avec quelques centaines de collègues. Mon travail dans le domaine de lenvironnement ma amené à réfléchir sur le principe de précaution, réflexion commune à des centaines de personnes, différentes des premières la plupart du temps. Par contre cest avec des millions de citoyens que je suis pris dun haut le cur civique face aux effets pervers des sondages. Lutilisation qui en a été faite me fait me demander si nous ne devons pas utiliser le principe de précaution. En effet les sondeurs étaient dans la même incertitude pour les résultats du premier tour des présidentielles que les écologistes vis-à-vis des changements du climat, de lépidémie de la vache folle ou des effets à long terme des organismes génétiquement modifiés. Pour expliquer leur embarras les sondeurs parlent de volatilité de lélectorat. Dans tous les cas la statistique mathématique classique est prise en défaut puisquon ne peut pas raisonnablement calculer les probabilités doccurrence des différents événements envisagés. On est donc en pleine incertitude radicale telle que la définie Keynes en 1921. On est bien donc dans le cas où il faut appliquer le principe de précaution. Il y a quelque chose de nouveau dans lélection du 21 avril. Jusqualors en effet je protestais avec des airs entendus et condescendants avec les collègues contre le fait quon donnait un sens à des pourcentages alors que les fourchettes des erreurs étaient du même ordre de grandeur. Par exemple jai trouvé ridicule quon prétende donner une estimation, avec un chiffre après la virgule sil vous plaît, du score dAlain Lipietz autour de 3 % alors que cest lordre de grandeur de la fourchette en question. Les statisticiens publics ricanaient de ces enquêtes bâclées par téléphone. Les sondeurs se défendent en disant quil sagit là dune photographie qui ne préjuge pas des changements de comportements de dernière minute. Ils disent également quils sont vrais en tendance mais pas pour les niveaux. Et pourtant ce sont ces derniers qui comptent. Dautre part on apprend quil y a des coefficients de redressement dont limportance ne correspond pas aux souvenirs qui me restent de méthodologie statistique. Mais enfin, comme la médecine de Molière, on a pu changer tout cela. Mais voilà, jusquà présent, après tout, même si les sondeurs se sont régulièrement trompés depuis 1995 comme le rappelle cruellement mais à juste titre le Canard enchaîné, sils nétaient pas là, les journaux seraient bien embarrassés pour discuter des élections puisquil ny a même pas de programmes ou bien ils sont tellement semblables que les différences ne peuvent même pas donner lieu à commentaires. On est donc dans cette situation que décrit bien Jean Baudrillard dun monde complètement virtuel où des commentaires savants de journalistes intoxiquent des sondeurs qui le leur rendent bien. Le rire se fige néanmoins lorsque la comédie tourne à la tragédie.
Quest-ce que cela voudrait dire appliquer à des élections le principe de précaution ? On ne peut pas sinspirer des abattages quon fait pour la maladie de la vache folle et suivre le général De Gaulle, lorsquil considérait les Français comme des veaux, ou le philosophe Sloterdjik, comme du bétail humain, ni invoquer les différentes métaphores qui vont de la peste jusquaux maladies infectieuses ou suivre le conseil de Bertolt Brecht de « dissoudre le peuple ». Faut-il interdire tout sondage ? Faut-il se contenter de revenir à la situation antérieure en interdisant leur publication un certain temps avant les élections ? Cela introduit une inégalité entre les citoyens. Il y a ceux qui ont les moyens de financer à titre privé des sondages. Il y a ceux qui vont consulter les sites Internet à létranger. Dautre part cela paraît contraire à la liberté dinformation. Un certain nombre de citoyens se réveillent bien tard et veulent intenter un procès aux instituts de sondage parce quils découvrent ce que savent depuis toujours les statisticiens et que je rappelais plus haut : ils demandent que les instituts de sondage publient les fourchettes et les méthodes de redressement afin quils nabusent pas autant de la naïveté et de la crédulité de nos concitoyens. Je trouvais quils nallaient pas assez loin et je rêvais dintenter un procès pour propagation de fausses nouvelles. Mais sagit-il de fausses nouvelles ? Une prévision par définition et par construction est toujours fausse. Donc publier des prévisions ne peut être assimilé à une tromperie délibérée.
Comme la expliqué un de mes collègues et amis, Marc Guillaume, dans son article dans Libération du samedi vingt-sept avril (Poker sondeur), il sagit de « jeux stratégiques » et non pas dun tirage au sort dans des urnes qui contiennent des boules de couleur. Ces boules ont le mauvais goût de changer de couleur au dernier moment en fonction de la couleur des boules que les sondeurs ont tirées. En dautres termes au vu des sondages qui ont été publiés beaucoup délecteurs se sont abstenus ou bien ont fait un vote quils ont regretté une fois les résultats connus. Autrement dit si on voulait faire un sondage « scientifique » sur lunivers des opinions de nos concitoyens, il ne faudrait pas leur poser des questions sur leur futur comportement mais les interroger sur des hypothèses, des propositions « contrefactuelles », comme disent les spécialistes des sciences cognitives ou de la philosophie analytique. Une proposition contrefactuelle, dans le langage ordinaire, cest une proposition conditionnelle : « si , alors... ». La bonne question serait : « Monsieur, si les candidats étaient dans tel ordre (numérotés de 1 à 16) quel serait alors votre propre vote ? » Le problème est passionnant pour les statisticiens. Le nombre de cas à considérer est égal à factorielle 16. Or cest un nombre très grand : 21 mille milliards (20 922 789 888 000 exactement). On imagine le temps quil faudrait pour administrer un tel questionnaire. La durée de vie de lunivers ny suffirait pas. Par rapport à un tel nombre déventualités au fond la totalité des électeurs (41 millions) est un sondage quantitativement insuffisant puisquil est au 2 millionième ! Vous me direz quen réalité il ny a de véritables problèmes que pour les premiers du classement des 16 candidats. Comment savez-vous que ce seront les premiers ? Daprès les sondages Je croyais quils étaient faux Il faut donc enlever aux statisticiens leurs jouets, les milliers de milliards de mondes imaginaires possibles pour en revenir à ces millions de pauvres êtres humains réels mais inconstants. Cette mise en abîme des sondages na dautre but pédagogique que de faire mesurer que les bienfaits de cette technique sont désormais historiquement épuisés : il a fallu un demi-siècle. En effet la publication des sondages interagit avec les réponses sollicitées. Est-ce que le processus, comme dans les prophéties auto réalisatrices des crises financières, est condamné à exploser ? Ce nest pas fatal. Comme dans les concours de beauté, auxquels fait allusion Keynes, où il sagit de deviner, non pas quelle est la femme qui est la plus belle, mais celle qui sera élue comme telle, moyennant un certain nombre de précautions qui sont étudiées par les sciences cognitives, le processus peut converger. Mais cette fantaisie numérique montre que le modèle implicite des sondeurs nest pas très flatteur pour la nature humaine et même un peu méprisant : à force de les traiter comme des boules muettes dans des urnes les citoyens se vengent : ils vont manifester dans la rue. Cela va encore fausser les sondages. Dans quel sens ? Lexpérience montre que la rue fait peur aux électeurs. Mais ils prouvent le mouvement en marchant (sic !) en échappant ainsi à ceux qui prétendent rendre définitivement compte de leurs opinions comme si elles étaient fixées, une fois pour toutes, dans leur patrimoine génétique ou dans le pigment dune boule de billard. Cela est congruent avec la représentation implicite qui est véhiculée par lidéologie libérale sur le modèle du « marché électoral » : les individus ont un système de préférences fixé une fois pour toutes. On peut alors se comporter avec eux comme le faisait le moine Mandel et faire des statistiques sur les opinions politiques comme si cétait des petits pois lisses ou des petits pois ridés. Et on a ce dispositif dune interrogation à sens unique qui ressemble aux interrogatoires des commissariats de police : « Cest moi qui pose les questions ici ! ». Ici cest la théorie des jeux qui est instructive. Elle nous apprend en effet, à travers la fable du dilemme du prisonnier, que la coopération qui présuppose la communication et la confiance est un « jeu à somme positive ».
Mais si on en revient au point de vue dAristote qui faisait de lhomme un animal politique et doué de parole, lun allant avec lautre et réciproquement, alors il faut admettre que les citoyens nont pas des préférences mais des croyances et des opinions et quils peuvent les réviser en discutant avec leurs semblables, bref par la délibération. Des techniques se sont développées qui combinent les sondages et les délibérations pour permettre de dégager de manière plus raffinée et plus précise que les sondages dopinion traditionnels ce que pense vraiment lopinion publique : il sagit des conférences de consensus quon utilise en particulier dans le domaine de lenvironnement. Lexpérience, par exemple celle de la conférence de consensus sur le changement climatique de février dernier, montre que les citoyens finissent par saccorder sur un jugement commun grâce à des délibérations bien menées. Grâce à ces techniques on échappe à lexplosion combinatoire et on peut pronostiquer les résultats dun concours de beauté pour faire référence à nouveau aux réflexions de Keynes sur linstabilité des spéculations financières, instabilité qui peut être formellement transposée à celle des spéculations politiques. On pourrait donc imaginer que le service public de la télévision diffuse les délibérations et les conclusions de conférences de citoyens qui seraient tirés au sort selon des méthodes statistiques rigoureuses par des instituts de sondage. Comme en théorie des jeux tout le monde sy retrouverait : la télévision qui donnerait des spectacles plus excitants que de mornes professions de foi à sens unique et soporifiques ; les instituts de sondage qui pourraient exercer leur métier sans échouer piteusement et sans avoir honte de faire leur boulot ; enfin la société civile qui recevrait linformation de qualité quelle est en droit dattendre du service public pour exercer son devoir civique.
Bernard Guibert, statisticien |