Pénombre
Bienvenue sur www.penombre.org
Publications
Home page
Rechercher
Contact
Numéros
Thèmes
Auteurs

UN PEU DE TOUT

Juillet 2002- numéro 30 [Table des matières]

 

Le classement du bonheur

Entre le moment où un article est écrit et où il paraît dans la Lettre blanche il s’écoule, pour de multiples raisons, beaucoup de temps. Certains dans la rédaction trouvent cela regrettable… peut-être. Mais rassurons-nous ! La question du classement par les médias est toujours d’actualité : si vous avez loupé celui d’hier, vous en aurez un autre demain. On pourrait d’ailleurs classer les journaux selon le nombre de leurs classements annuels. Ce serait peut-être le seul classement incontestable.

L’Express du 31 janvier au 6 février 2002 (n° 2639) publie un classement des régions françaises sous le titre «Vivre heureux en France : le palmarès des départements». Encore un ! Le problème de celui-ci comme de tous les similaires, est qu’il nécessite la construction d’un indicateur à partir de différentes variables censées rendre compte de la question, le bonheur dans le cas présent, rien de moins, ce qui est toujours arbitraire. Et d’affecter chaque variable d’une pondération, ce qui l’est encore davantage. Et donc que l’on ne peut pas juger de la valeur du produit fini auquel aboutit cette «cuisine». Ceci à la différence de l’art culinaire, où le choix des produits et des proportions s’impose et où on peut apprécier le résultat.

Les critères en question sont au nombre de 70 – excusez du peu – regroupés par rubriques : environnement, météo, culture, santé,… solidarité. Dans cette dernière, figure la dépense d’aide sociale par habitant. Ce critère fait l’objet d’une carte qui comporte le commentaire suivant : «Attention aux erreurs d’interprétation : si les départements dominant ce classement […] dépensent beaucoup pour les populations défavorisées, c’est souvent parce qu’elles y sont plus nombreuses qu’ailleurs…». Autrement dit, il fait mieux vivre dans un département où il y a beaucoup de pauvres que dans un département où il y a beaucoup de riches !

À quoi sert un tel classement ? À s’enorgueillir d’habiter un département bien classé et à se désespérer d’être confiné dans un département mal classé, ou à inciter les gens à aller dans les premiers et à fuir les seconds ? Dans cette seconde hypothèse, les migrants vont-ils jouir des attraits des départements vernis ? Oui, si ces attraits sont géographiques ou dépendent des infrastructures, non s’ils sont liés aux populations.

Ainsi le département des Yvelines est classé parmi les premiers pour les transports en commun et tout provincial(1) qui s’y installe en profitera. Mais ce département est également très bien classé pour la santé, qui prend en compte, entre autres choses l’espérance de vie. Or cela est dû en grande partie au fait qu’il comporte plus de cadres, lesquels, pour un tas de raisons, vivent plus longtemps que les autres catégories de la population. Si donc un manœuvre à la santé très fragile s’installe dans ce département, son espérance de vie croîtra-t-elle au niveau de celle des cadres ?

Pour rendre compte de la douceur de vivre des départements, on aurait aussi pu prendre la proportion de femmes, car plus celles-ci sont nombreuses moins il y a de violence. Supposons alors que beaucoup d’hommes décident d’aller dans le département le plus féminin. Ils ne pourront profiter de cette féminité que si la proportion en question reste immuable, c’est-à-dire si certains d’entre eux changent de sexe.

 

Alfred Dittgen, démographe

 

(1) Dans les médias et particulièrement à la télé on remplace le terme «province», qui désigne l’ensemble des régions de France métropolitaine à l’exclusion de la région Île-de-France, par «région», ce qui est un non-sens mathématique. Il n’est pas plus méprisant pour un Francilien de parler de la province que pour un Corse de parler du continent ou pour un Domien-Tomien, de la métropole. Ces distinctions traduisent des différences qui sont importantes et ce n’est pas en les niant qu’on les gommera.