Pour expliquer que «
l’Alzheimer devient un fléau sanitaire », La Croix
(14 septembre 2004) convoque bien entendu force chiffres. Estimer
le nombre de malades est difficile car, nous dit-on, ils ne sont pas
toujours diagnostiqués. On peut quand même avoir un ordre
de grandeur. Même approximatif, le chiffre est impressionnant.
Mais, on n’est pas très sûr de ce qu’il faut
comprendre. Lisons : «On estime en effet que le diagnostic n’est
pas fait chez environ un malade sur deux. Selon l’INSERM, on
compte en France 800 000 personnes atteintes …»
Soyons précis : si on les compte, c’est qu’on les
connaît ; et si on en connaît une sur deux, cela voudrait
dire qu’il y en a 1,6 million. En fait, un encart méthodologique
laisse à penser que les 800 000 sont une estimation, faite
par extrapolation d’un suivi précis dans deux départements.
Ce serait donc bien 800 000 le bon chiffre ; mais alors, il ne faut
pas dire qu’on les a comptées, mais qu’on les a
estimées.
Maintenant, un autre article dans le même journal, écrit
sans doute indépendamment, donne pour la Grande-Bretagne un
nombre de 450 000. Nos deux pays ayant à peu près la
même population, le même niveau de vie et la même
longévité, il serait intéressant qu’on
nous précise la qualité de cette estimation. Mais l’auteur
évacue l’incertitude en employant la tournure littéraire
«quand on sait que la maladie touche 450 000 personnes».
Et, quand on ne le «sait» pas, que se passe-t-il ? Ou
bien sommes-nous censés le savoir ! Car enfin, si l’écart
est vraiment aussi important, qu’on nous dise s’il y a
une explication.
Par ailleurs, le premier article, pour la France, annonce 165 000
nouveaux cas par an. Un troisième article, toujours dans le
même numéro, signale que « c’est une maladie
qui est rapidement mortelle : elle tuerait en cinq ans. » Une
rapide multiplication (cinq fois 165) nous permet de vérifier
que l’on a alors bien en permanence un « stock »
de 800 000 malades à peu près : c’est donc cohérent.
Du moins, si l’on pense qu’on est en « régime
permanent », c’est-à-dire que la situation est
à peu près stable. Mais non : on nous dit que, en 1998,
« il y avait déjà 500 000 malades ». De
500 à 800, cela fait une augmentation de 60 % en cinq ans (nous
supposerons que les chiffres donnés pour actuels étaient
relatifs à 2003). Le mot de « déferlement »
que le journaliste emploie ici est exagéré ; mais ça
fait quand même une augmentation énorme. Si l’espérance
de vie des malades est bien de cinq ans en moyenne, il a fallu que
le nombre de nouveaux cas augmente lui-même beaucoup au cours
de cette période : inférieur à 165 000 il y a
quelques années, il doit être supérieur maintenant
… Donc, il y a une incohérence.
Quant à l’évolution britannique, ce n’est
pas non plus très clair : «765 000 personnes pourraient
être touchées d’ici à 2031». Veut-on
dire que les 500 000 actuels deviendraient 765 000 en 2031 ? Soit,
un peu plus de 50 % : un rythme (futur) bien moindre que chez nous
qui avons connu 60 % en cinq ans et chez qui on nous pronostique encore
un accroissement vertigineux. Mais, si on est attentif à la
façon dont on parle, « être touchées d’ici
à 2031 » devrait plutôt désigner le cumul
des nouveaux cas au cours de la période. Si c’est le
nombre de nouveaux cas au cours des 27 années à venir,
cela n’en fait que 28 000 par an, en moyenne. Et nous, 165 000
! Pour le coup, la situation Outre-Manche, qui semblait déjà
meilleure que la nôtre, s’améliorerait considérablement
… !
Au total, si l’on s’arrête un peu sur les chiffres
qu’on nous donne, on n’est pas sûr de ce qu’ils
veulent dire. Il faudrait, d’abord, distinguer plus nettement
ce que les épidémiologistes appellent «l’incidence»,
qui est le flux de cas nouveaux en une année, et la «prévalence»,
qui est le nombre de malades à une date donnée. Et,
aussi, faire attention aux locutions qu’on emploie : «on
compte», «touchées d’ici à»...