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40 milliards de francs à l’ombre

En septembre 1995, le Premier Ministre avait confié à des parlementaires une mission sur les « fraudes et les pratiques abusives ». Rendant compte de leur rapport, les auteurs, Charles-Amédé du Buisson de Courson et Gérard Léonard, ont raconté, lors d’une conférence de presse (Libération du 10 mai), que M. Juppé les avait félicité de leur « beau travail » auquel il a attribué « une note de 18 sur 20 ». Dans Le Figaro du 9 mai, Gérard Léonard déclare : « La première des fraudes, les 800000 étrangers irréguliers qui vivent en France [..] La moitié d’entre eux travaillent. Ce qui veut dire que ces 400000 étrangers irréguliers qui travaillent irrégulièrement en France coûtent 41,6 milliards de moins-values fiscales et sociales aux recettes publiques ». Ce résumé a au moins le mérite de la clarté ! Comment trouve-t-on cela ? C’est très simple :

50000 x (100/20) x 3,2 x (1/2) x 104000 = 41,6 milliards

Vous voulez en savoir plus ? Lisez le rapport :
 

Discours de la méthode

« Une première approche […] peut se fonder sur le traitement des interpellations par les forces de l’ordre : les 50000 interpellations en 1994 peuvent laisser supposer que le nombre d’étrangers irréguliers contrôlés a été de 250000 la même année, compte tenu d’un ratio de 20% du nombre des étrangers contrôlés et reconnus en situation irrégulière faisant effectivement l’objet d’une procédure de reconduite à la frontière. La mission estime, pour sa part, sur le fondement des informations qui lui ont été communiquées par les services de police, le nombre d’immigrés résidant irrégulièrement à environ 800000. […] Se fondant sur l’hypothèse fondée (sic) sur les caractéristiques spécifiques de cette population qu’un étranger en situation irrégulière sur deux est un travailleur - illégal par définition - le manque à gagner en termes de prélèvements obligatoires peut êtres estimé, sur la base réaliste de 800000 immigrés en situation irrégulière, à plus de 40 milliards de francs » (CQFD). Nous laisserons à d’autres le soin de dire si l’estimation monétaire est elle aussi « réaliste » dans son principe (voir, par exemple, l’article de Philippe Cohen dans l’Événement du 15 mai). Les seules estimations en terme d’effectifs sont déjà assez confondantes.
 

Question aux honorables parlementaires

Dans quel service de police, avez-vous trouvé vos… indicateurs ?

Ce n’est certainement pas à la Direction du contrôle de l’immigration et de la lutte contre l’emploi des clandestins (la Dicilec), service pourtant le plus compétent en la matière. En effet, la Vie du 28 mars 1996 rapporte que « Robert Broussard, le patron de la Dicilec, comptabilise pour sa part 180000 immigrés clandestins ». La Vie, malheureusement ne lui a pas demandé comment il avait fait ses comptes ! Le manque de curiosité des journalistes est lui aussi assez confondant.

Nos statisticiens amateurs ne se sont pas non plus adressés à la Division des études et de la prospective de la Direction centrale de la police judiciaire. Comme chacun sait, ce service publie chaque année un rapport sur la criminalité et la délinquance. Dans la livraison 1994, on apprend (page 85) que, cette année là, 48514 personnes ont été mises en cause par la police ou la gendarmerie pour une infraction à la police des étrangers dont 46961 étrangers. Par ailleurs 12020 étrangers ont été éloignés effectivement du territoire national en 1994. Comme on le voit, nos rapporteurs n’ont retenu aucun de ces chiffres pour leurs calculs. Alors où sont-ils allés chercher les leurs ?

Ne voulant pas rester dans cette incertitude, nous avons écrit à MM. de Courson et Léonard, le 19 mai 1996, pour avoir la solution de l’énigme. Nous n’avons pas encore de réponse à vous communiquer, mais n’en doutons pas, cela sera pour le prochain numéro de la Lettre blanche. Sachez patienter, à moins que nous touchions là à une information protégée par le « secret défense ».

Aurore Nördlich

 
Pénombre, Août 1996