L’auteur, responsable de la rubrique société du Madras Daily News, nous a fait parvenir ce texte, où elle s’interroge sur l’élaboration et l’utilisation des projections de population incarcérée.
La question de la surpopulation carcérale touche aussi les pays d’Orient, vous pourriez penser que nous y sommes moins sensibles, puisque dans nos pays tout est surpeuplé. Il n’empêche que je fais une enquête sur l’évolution de la prison et du nombre de détenus dans les différents pays et j’ai profité d’un voyage en Europe pour faire des recherches de documentation dans ce domaine. C’est ainsi que j’ai été amenée à rencontrer les responsables des services statistiques des administrations.
Le cas de la France m’a particulièrement intéressée. J’avais en effet lu dans nombre de vos journaux des déclarations qui m’ont paru alléchantes à propos du nombre de détenus qu’il paraîtrait possible de prévoir pour l’année 2000. Je me suis demandé s’il s’agissait d’une puissance hors du commun divinatoire ou d’un lent et raffiné travail des experts statisticiens. C’est une question fondamentale, à la croisée de la politique pénale des pays occidentaux et de l’évolution de la criminalité. J’aimerais bien expliquer à mes lecteurs pourquoi il y a de plus en plus de monde dans les prisons. Et si cela va continuer.
Des amis m’ont parlé de votre revue, pour laquelle je vous fais mes compliments, et m’ont conseillé de vous transmettre ce texte.
Dans les gazettes
Voici différentes déclarations que j’ai pu lire.
"De 54 800 détenus en février 1994, on pourrait passer à 70 000 au début du siècle prochain" (Infomatin, 14/03/94)
D’autres affirmations ont été plus prudentes :
"Les détenus sont 52 000 aujourd’hui et devraient être 70 000 dans dix ou quinze ans" déclare le Garde des Sceaux devant les élèves de l’école nationale de la magistrature (Valeurs actuelles, 21/02/94).
Et on arrive au même résultat avec des hypothèses sur les grâces collectives, pratique curieuse qui est propre à votre pays.
"Le problème est pris très au sérieux par la chancellerie qui comme il y a dix ans, fait des projections statistiques et arrive à 70 000 détenus au début du siècle prochain dans l’hypothèse d’un volume de grâces constant alors qu’elle ne dispose à l’heure actuelle que de 50 000 places de prison" (le Figaro, 21/03/94).
Il est légitime pour un ministre en charge des prisons de chercher à savoir, quelques années à l’avance, de combien de détenus son administration aura la charge. La construction d’une prison ne se fait pas du jour au lendemain. Notons tout de même qu’il faudrait équilibrer la démarche et être prêt aussi à en démolir, ce qui prend moins de temps…
Comment on prévoit
J’ai ainsi rencontré la démographe de l’administration pénitentiaire avec qui j’ai pu avoir un long entretien. Il s’avère qu’il existe bien deux modèles de projection pour l’an 2000 effectués par l’administration pénitentiaire : l’un aboutissant à près de 68 000 détenus, l’autre à 79 000. Ce sont peut-être deux dosages différents de prozac pour calmer l’angoisse provoquée par l’incertitude du futur.
Ces chiffres sont transmis au cabinet du ministre, avec des commentaire sur les hypothèses choisies. Les chiffres sont utilisés par le ministre, dans le sens de sa politique, les commentaires sont rangés dans l’armoire. C’est de bonne guerre.
La projection aboutissant à près de 70 000 détenus a été établie en 1991. Il s’agit d’une extrapolation, ce qui revient à faire l’hypothèse que l’évolution passée va se poursuivre. La période de base qui a été retenue pour calculer cette projection porte sur 10 ans (1960-1969).
En poursuivant cette évolution, la population incarcérée atteindrait 67 972 détenus au 1er janvier 2000. Cela tient de la précision au laser !
Le second modèle, aboutissant à 79 000 détenus, repose aussi sur une extrapolation de tendance, mais il s’agit cette fois de celle de l’année 1982. Les effectifs théoriques que l’on obtient avec ce modèle sont très proches des effectifs observés pour les années suivantes. Les variations saisonnières relevées au cours de l’année 1982 sont similaires aux variations des autres années qui ne présentent pas d’événement particulier.
Ces projections peuvent être une indication plausible pour le court terme à la condition qu’aucun événement exceptionnel tel qu’une mesure d’amnistie ou de grâce collective ne survienne.
J’ai été un peu surprise de cette propension française à prononcer des grâces ou des amnisties. On dirait qu’elles tombent bien… Cela vous permet de faire sortir de prison un nombre de détenus appréciable. Nonobstant, ça complique sérieusement le mode de calcul des projections.
Depuis 1982, les années marquées par des mesures de clémence (1985, 1988,1989,1991, 1992, 1993, 1994) présentent de brusques baisses d’effectif (sorties immédiates ou baisse des entrées de détenus). Le modèle a dû être réajusté à la suite de ces événements imprévisibles. L’année 1990, marquée par l’absence de décret de grâce, épouse parfaitement la tendance de 1982 (écart moyen de 0.4%). C’est sans doute ce qui fait dire au Garde des Sceaux que c’est "un modèle statistique dont les prévisions ne sont pas démenties depuis 1981" (Témoignage chrétien, 18/03/94). C’est tout de même curieux, cette année 1982, y a-t-il quelque chose de magique, correspond-t-elle à un cycle mystérieux comme les cycles solaires ?
Quoiqu’il en soit, cette projection a été poussée à son extrême jusqu’au 1er janvier 2000 et on aboutit à 79 000 détenus à cette date. Il s’agit bien entendu d’un scénario "catastrophe" qui se produirait éventuellement sans mesures de libérations anticipées de détenus.
On ne peut pas parler de prévisions à propos de ces travaux. Il s’agit de prolongation de tendance passée vers le futur. En effet, il est difficile, voire impossible, de deviner la tournure d’évolution de la population pénitentiaire. On peut simplement inviter à une réflexion sur ce qu’une situation passée entraînerait comme conséquence numérique en cas de reproduction.
Bon gré, mal gré
J’ai appris qu’il est un peu périlleux de confectionner des projections sur une longue période : un phénomène imprévisible quelque mois à l’avance, comme un changement de législation, peut provoquer des flux importants et déterminer à lui seul l’évolution du nombre de détenus. Les projections risquent donc d’être la prolongation dans le futur d’aléas passés.
J’ai cru comprendre, à mots couverts, que les arguments pour refuser d’établir ces projections ne sont guère pris en compte et on invite les statisticiens à passer outre leurs "scrupules de spécialiste".
Mon enquête me fait à présent comprendre comment fonctionne la haute administration. Ces projections sont indispensables bon gré mal gré. Il faut en faire état au cours de réunions avec les responsables du budget, ou de l’équipement, et les présenter comme des indications certaines, en oubliant la fragilité des hypothèses. C’est d’elles que partent les discussions budgétaires, les dotations en équipement, le nombre de places à construire… Ces chiffres qui seraient à entourer d’un luxe de précautions jouent imprudemment leur rôle "officiel".
Pour être plus éclairée sur ma question (la poule et l’œuf : pourquoi y a-t-il et y aura-t-il de plus en plus de monde en prison ? Est-ce à cause des gens ou à cause des ministres ?) les experts que j’ai rencontrés soutiennent qu’il faudrait élaborer un modèle mathématique moins rudimentaire, qui intégrerait des variables socio-démographiques qui influent sur le nombre de personnes détenues.
La pertinence des variables, telles que la situation de l’emploi, le degré d’urbanisation, le taux de scolarisation etc., dans la constitution d’un modèle d’explication théorique reste à démontrer. La situation de l’emploi n’est certainement pas dénuée de sens pour expliquer certaines évolutions de la population des prisons. Mais pour établir une projection intégrant les indicateurs correspondants, il faudrait vraiment construire un autre modèle.
Et puis « j’ai envie de dire » (comme vous dites curieusement à Paris) que les modèles de prévisions font croire au public que la science est vraiment arrivée à tout connaître et à tout prévoir.
L’affolement
Mon problème avec les modèles c’est qu’ils ont comme conséquence de stériliser la discussion, de la transformer en échange de considérations techniques entre experts. Le débat véritable ne peut pas avoir lieu. On ne répond pas à mes questions. Comment un modèle peut-il traduire l’attitude des juges ? Est-il possible d’illustrer les effets des différents discours sur la sécurité ? Est-ce que les gens seront plus délinquants l’année prochaine ? Ou la police plus active ?
La dérive quantitative des chiffres ministériels ne pousse pas, comme on s’y attendait, à la réflexion. C’est sans doute le désir des responsables de sauver la face devant un fait qui les déconcerte, et devant lequel il faut bien faire quelque chose.
Pourquoi la population des prisons en France semble-t-elle augmenter de façon inéluctable ?
L’importance de la population carcérale à une date donnée dépend à la fois du nombre de gens qui sont entrés et du temps qu’ils vont passer en prison. Les études des services statistiques montrent, quand on veut bien les lire, que c’est la durée de détention qui augmente et entraîne un plus grand nombre de détenus « en stock ». Passant outre cette considération, on préfère agir sur le nombre de places plutôt que sur les occupants.
On observe mois après mois la progression du nombre de détenus, on constate l’écart qui se creuse avec le nombre de places disponibles et on s’affole.
Je vais bientôt quitter l’Europe pour les Etats-Unis. Je sais que là-bas le nombre de détenus est à l’image du gigantisme américain. Je crois bien que je vais y constater l’échec de la course poursuite entre le nombre de détenus et le nombre de prisons.
Je ne suis pas tout à fait rassurée sur ma crainte que ce modèle influence l’Europe, qui, malgré ses efforts pour sortir du "tout carcéral", ne semble pas préconiser d’autre solution.
Adi Maalay
Pénombre, Février 1995