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A la recherche du gène perdu

L’envoyé spécial de Pénombre mène l’enquête sur les secrets de la vie et de la filiation adultérine, à partir d’une empreinte génétique.
 

La récente loi sur la bioéthique réglemente 1’utifisation des empreintes génétiques. Celles-ci sont d’une grande utilité en matière de police judiciaire, par exemple pour l’identification d’un cadavre par l’analyse d’un peu de sang ou d’un cheveu, ou encore l’identification de l’auteur d’un viol par l’analyse du sperme. Cette technique très sophistiquée présente cependant de grands dangers si elle est abusivement utilisée (gêne-éthique ?) par les particuliers, notamment pour établir la filiation biologique d’un individu de façon certaine, contrairement à l’analyse de sang qui ne peut qu’exclure un lien de filiation par incompatibilité. Ces risques sont d’autant plus importants que, de par la nature de l’échantillon et la petitesse du prélèvement nécessaire, cette analyse peut se faire à l’insu de l’intéressé.
 

Père biologique, père juridique

Un des arguments essentiels des promoteurs d’une réglementation stricte en la matière - contrairement à d’autres pays, notamment anglo-saxons où ces méthodes sont largement utilisées1 - est le danger présenté pour la sécurité des familles, compte tenu du nombre des pères "juridiques" présumés qui ne sont pas en réalité les pères "biologiques", le plus souvent sans qu’ils le sachent. Les chiffres les plus inquiétants quant aux mœurs de la famille française sont cités, faisant de notre pays la scène d’un gigantesque vaudeville.

Noëlle Lenoir, en 1991, dans son rapport au premier Ministre qui servit de base au projet de loi sur la bioéthique déposé au Parlement affirme : "Il n’existe pas d’étude sérieuse sur le nombre d’enfants adultérins, mais les chiffres de 10 à 20% d’enfants présumés légitimes, et en réalité adultérins, sont parfois avancés. On imagine les effets redoutables que pourrait entraîner le libre accès aux techniques d’empreintes génétiques, si elles étaient demain à la portée de n’importe quel laboratoire. Il faut donc encadrer cet accès"2. Aucune source n’est citée.

L’Express se situait dans une fourchette de chiffres légèrement inférieure quand, dans un dossier de mars 1992 consacré à ces techniques, Gilbert Charles écrivait : "Reste qu en investissant les affaires privées, la nouvelle technique [des empreintes génétiques] pose un tout autre défi : soulever le voile pudique qui recouvre l’identité du père. On sait que de 10 à 12% des enfants prétendus légitimes sont, en réalité, le fruit d’un adultère (ce chiffre, obtenu par le biais des tests de dépistage prénatal, confirme les estimations avancées depuis longtemps par les ecclésiastiques sur la base de la confession)". Avons-nous bien lu ? Une nouvelle affaire Touvier ? L’Église savait et nous ne savions pas ?

Le Quotidien du médecin, en 1989, était plus laïc et prudent : "Il existe dans notre pays une législation particulière en ce sens que le chef de famille est considéré comme le père des enfants jusqu’à preuve du contraire. Or, si cela est généralement vrai pour les premiers enfants, c’est beaucoup moins vrai pour les suivants, puisque l’on estime à plusieurs 96 la proportion d’enfants qui ne sont pas du père présumé"3.

Loïc Chauveau, dans Libération du 23 décembre 1991, se situait en dessous de cette estimation en affirmant : "On considère qu’environ 10% des enfants reconnus ne sont pas de leur père déclaré. C est suffisant pour installer des doutes dans une grande partie de la population". Il citait un peu plus loin un article, dans une revue juridique, de Jean-Christophe Galloux, maître de conférences à l’université de Lyon II, expliquant que la paternité n’était pas que biologique et qu’il "ne faudrait pas que l’extrême précision, la grande fiabilité, la possibilité de retrouver un lien génétique d’une personne morte grâce à sa fratrie, que permet la génétique, tuent cette filiation que le droit établit et reconnaît".
 

Enfants légitimes, enfants adultérins

Toujours à la recherche de la source scientifique de l’ensemble de ces "on sait" et "on considère", notre enquêteur, poursuivant sans désemparer, sans uniforme et sans ordre de ses chefs, retrouve le texte paru dans l’édition générale 1991 de la Semaine juridique : "Une telle enquête [génétique] familiale risque cependant de troubler la paix des familles lorsque l’on sait que près de 10% des enfants légitimes aux yeux de la loi sont en fait des bâtards... sans oublier les milliers d’enfants nés d’une insémination artificielle avec donneur dans des couples légitimes"4. Le professeur Galloux laisse un indice, car il cite comme source de cette donnée son collègue Durry, dans le Jurisclasseur périodique. Ce voyage dans la culture juridique commence à nous plaire et nous nous enfonçons un peu plus avant dans la bibliothèque.

Nos efforts n’auront pas été vains. Après avoir poussé et épousseté un chef de bureau trouvé endormi entre deux Dalloz, l’enquêteur accède au Jurisclasseur de l’année 1984. Là, entre une chronique consacrée à la propriété industrielle et un addenda touchant aux conséquences de la liquidation des biens sur l’instance de cassation, il découvre une courte mais violente polémique entre deux éminents juristes sur la présomption de paternité légitime au travers de l’analyse sanguine. Le professeur Durry attaque son collègue Atias en ces termes : "Voudrait-il prétendre que tous les enfants non désavoués sont effectivement issus des œuvres du mari ? On lui rappellera simplement que, d’après les spécialistes, 7% au moins des enfants légitimes sont, en réalité, adultérins a pâtre. On peut à la fois se réjouir que le droit ne facilite pas la mise en œuvre de cette vérité et ne pas pour autant nier le fait"5 6.

Heureusement, le professeur Durry laisse des traces et fournit comme référence un ouvrage intitulé "Droit de la filiation et progrès scientifiques" dans lequel figurerait une étude du docteur Denise Sal mon dont il cite l’extrait suivant : "7 à 10% des enfants ne sont pas des enfants biologiques de leur père légitime".
 

Docteurs et doctes

L’enquêteur sent que la source scientifique West plus loin et un océan de fraîcheur l’envahit. Enfin un médecin, après tous ces juristes, une femme après tous ces machistes, peut-être une mère, la gardienne du secret des origines, après les secrets du confessionnal !

L’enquêteur retourne à la bibliothèque, pousse à nouveau le chef de bureau autour duquel une séduisante araignée commence à tisser sa toile et découvre le Livre, porte d’entrée dans le Temple du savoir scientifique.

L’ouvrage des professeurs Labrusse et Cornu est composé des actes d’un colloque organisé en juin 1978 à Paris7. La phrase citée figure bien à la page 44. Le docteur Denise Salmon, chargée de recherches au CNRS, aborde effectivement la problématique de fond des preuves relatives de la paternité dans un article de 23 pages serrées où elle explique scientifiquement toutes les méthodes utilisées, les précautions à prendre quant aux recherches et à l’interprétation des résultats, la différence entre la vérité scientifique et la vérité juridique. Las, en voulant souligner le danger des études génétiques, elle lâche la fatidique formule : "7 à 10% des enfants ne sont pas les enfants biologiques de leur père légitime. Le plus souvent, il s’agit de l’aîné. Bien des familles s’accommodent de ces adoptions involontaires et les études génétiques qui révèlent ces incompatibilités doivent se montrer discrètes. Il est à craindre malheureusement que l’aura qui entoure ces études et la curiosité des sujets intéresses ne rende de plus en plus délicat le maintien du secret"8.

Tel un tombeau de pharaon, cet article a visiblement été pillé par des rédacteurs ultérieurs adeptes de la lecture rapide. Ainsi le Quotidien du médecin (cf. supra) a compris exactement l’inverse de ce qui était écrit à propos du lien de filiation du premier enfant, celui qui fait le plus souvent l’objet d’une légitimation de complaisance.

Mais surtout, les pilleurs de l’évaluation "7 à 10% n’ont pas lu le reste de l’article, ni les débats qui ont suivi, tant il frappait l’imagination et réveillait les fantasmes liés au secret de la paternité. Le doyen Carbonnier, toujours aussi vigilant, avait tout de suite posé la bonne question : "comment sont établis ces taux de 7 à 10% d’enfants non légitimes à l’intérieur de la légitimité"9.

Le docteur Salmon avait répondu sans détours : "C’est une estimation sans valeur statistique". Elle précisait que : "Les chercheurs n’étaient pas d’accord sur le taux exact, mais qu ils constataient seulement la relative fréquence du phénomène".
 

Statistiques et fantasmes

Le professeur Terré était intervenu ensuite pour simplifier le problème en soulignant que : "Le passage de l’illégitimité à la légitimité se situe dans la proportion qui a été donnée par certains démographes de 45 à 59% des enfants illégitimes qui deviennent un jour ou l’autre des enfants légitimes. Ce sont des données assez anciennes, mais je me demande si, avec les éléments apportés mais dont la fragilité a été soulignée ce matin, il n’y aurait pas pour notre question essentielle des chiffres obscurs...".

Entre en scène à ce moment un certain M. Pohier pour apporter ses lumières : "Vous vous étonnez de ce pourcentage de 7-10%. Sur ce point, j’ai une double pratique, la pratique du confessionnal (là non plus il n’y a pas de statistiques) et une pratique de psychologie clinique (là également il y a peu de statistiques), mais ce qui m’étonne, M. Le Professeur, c’est votre étonnement, parce que ces deux pratiques me semblent conforter ce phénomène". Dans cette intervention dont on peut apprécier la rigueur du contenu, se trouve certainement la source scientifique de l’Express (cf. supra) concernant "les estimations avancées depuis longtemps par les ecclésiastiques sur les bases de la confession".

Heureusement, après ces vérités définitives, les professeurs Terré et Carbonnier osaient reprendre la parole, le premier pour s’étonner que l’on puisse discerner ce taux de 7 à 10%, le second pour contester la représentativité de l’échantillon sur lequel avaient dû porter les études.

Le représentant de la direction des affaires civiles du ministère de la justice clôt doctement le débat en affirmant que : "Dans les affaires de divorce, le fait que la femme ne demande pas de pension alimentaire pour l’enfant est en fait un aveu déguisé de l’illégitimité de l’enfant légitime. La Chancellerie, qui depuis des années dresse des statistiques dans toutes les affaires de divorce serait sans doute à même d’établir cette statistique qui, à mon sens, sur ce problème-là, pourrait apporter un élément confortatif aux pourcentages qui ont été évalués". Fermez le ban !

Heureusement, le docteur Soulié, par la suite, dans une remarquable intervention, venait expliquer la complexité psychologique de la vérité en filiation et la puissance du fantasme...

Notre enquêteur n’a pu rencontrer le Docteur Salmon qui a dû se mordre les doigts d’oser livrer devant des juristes l’estimation "7 à 10% des enfants ne sont pas les enfants biologiques de leur père légitime" qui, malgré ses précautions oratoires, allait ensuite être instrumentalisée et fantasmée, puis gonfler pendant treize ans, tel le bœuf de la fable, pour devenir dans un rapport officiel de référence "10 à 20% d’enfants légitimes seraient en réalité adultérins".
 

Gènes et éthique

L’humble inspecteur dépassé par l’importance de ses découvertes, son Travail contribuant à la déstabilisation de la Famille et de la Patrie, peut-il se permettre de poser aux éminents spécialistes de toutes disciplines quelques questions naïves auxquelles il aimerait qu’il soit répondu dans le prochain numéro de Pénombre ?

1. Une recherche portant sur la contradiction entre la paternité juridique et la paternité biologique ne peut être réalisée que sur des cas anonymisés, à partir d’un échantillon suffisant et représentatif, par exemple à partir d’une série de prélèvements sanguins de membres d’une même famille. En vertu de la loi du 6 janvier 1978, dite "informatique et liberté", la CNIL doit veiller au respect de ces principes. Comment déterminer, dans un échantillon anonyme, la part de la légitimation volontaire, par la reconnaissance ou le mariage, d’un enfant que l’on sait ne pas être le sien, la part des inséminations artificielles, celle des adoptions plénières, c’est-à-dire l’ensemble des paternités volontairement assumées, qui n’ont rien à voir avec l’adultère ?

2. Les travaux effectués jusque-là ont-ils respecté les principes de consentement éclairé des personnes concernées et d’anonymisation des données recueillies ? Alors, pourquoi ne pas les publier ?

3. Les juristes spécialistes du droit de la filiation utilisent-ils toujours les belles expressions "issus des œuvres du mari" et "adultérins a patre" pour nommer les enfants de l’amour ? Les enfants de juristes sont-ils des chefs-d’œuvre ou des œuvres du chef ?

4. Les statistiques du Vatican sont-elles publiées ?
 

Jean-Paul Jean

 

 
 

1. Ainsi en Grande-Bretagne, où la technique des empreintes génétiques est utilisée pour déterminer si l’enfant originaire du Commonwealth demandeur à la naturalisation possède bien un lien de filiation biologiquement vérifiable avec une personne déjà naturalisée.

2. Aux frontières de la vie : pour une éthique à la française Documentation française 1991 p. 73.

3. N° 4386 du 16 octobre 1989

4. Doctrine 3497 p. 107, note 40

5. JCP 1984 doctrine 3171

6. Ces oppositions traduisent en réalité des visions politiques très différentes. Ainsi, l’association SOS identité, créée à l’initiative du Club de l’Horloge, dans un communiqué du 5 janvier 1990, affirme-t-elle que : "La science, de par la technique des empreintes génétiques, ouvre la voie à une liberté nouvelle" et que : "Cette découverte répond à un besoin fondamental de l’homnme qui entend savoir qui il est, de qui il est issu et quelle est sa lignée". On imagine très bien ce que signifie cette "liberté nouvelle" pour les tenants de la théorie de la différenciation fondée sur l’hérédité ou la race... (cf. supra pour la filiation des étrangers).

7. Labrusse et Cornu (sous la direction de) : Droit de la filiation et progrès scientifiques, éditions Economica 1981.

8. Id p. 27s. "La preuve scientifique de la paternité : état de la science et déontologie".

9. Id p. 122s.

A lire également : "Avec ou sans gêne".

 
 
Pénombre, Juin 1994