On savait que l’Institut national de la statistique se préoccupait de son image. Il y a six ans, Pénombre avait détourné le logo de l’Insee pour ironiser sur la publication d’un chiffre du chômage contesté. « 9,8 %, lecture : ceci n’est pas un chiffre ». Sur fond d’un graphisme à peine modifié, l’Institut national de la statistique et des estimations exactes semblait avoir adopté la devise de Pénombre, en latin pour l’occasion : nemo auditur propriam turpitudinem allegans. L’Institut magnanime n’avait pas relevé l’affront, mais il se dit que cette caricature était apparue sur les murs de l’immeuble de la Porte de Vanves.
Le seul à en rire à son étage avait peut-être été Alain Desrosières, notre fidèle adhérent. Attristés par son décès survenu le 15 février 2013, notre peine est redoublée lorsque nous apprenons dans les jours suivants que l’Insee entend améliorer son image en s’affichant sous la bannière d’un « mesurer pour comprendre ». Alain s’est donc démené en vain pour obtenir que l’on distingue enfin « mesurer » et « quantifier », la mesure posant la réalité d’un objet que la quantification doit à l’inverse d’abord construire et ensuite chiffrer en se référant à des conventions.
Dans un entretien qu’il nous avait accordé l’an passé et que nous allons prochainement diffuser, il déployait cet argument majeur en réponse à nos questions sur la quantophrénie ambiante. Il nous recommandait aussi de soutenir le développement d’une nouvelle discipline, « l’à-quoi-ça-sertologie ». Que dire de l’abus de chiffres et des chiffres ? Il faut d’abord comprendre en amont à quoi ça sert. Paraphrasant Bachelard disant « il faut réfléchir pour mesurer et non pas mesurer pour réfléchir », notre prochain détournement du logo de l’Insee pourrait dire « quantifier pour comprendre, convenir pour mesurer ».
Mais la vie continue à Pénombre. En pleine préparation d’une rencontre « nocturne » sur les chiffres dans le débat public sur le nucléaire, nous avons tardé à vous annoncer l’élection d’un nouveau président, notre quatrième président, notre future première présidente se faisant supplier en vain. Pour lui sonne le carillon.
Editorial de la Lettre blanche n°58