Face à la montée de la délinquance et la difficulté des institutions répressives à y répondre efficacement, il est tentant pour elles de se renvoyer la balle. Quand la crise s’aggrave, monte le débat récurrent qui se focalise sur le taux des classements sans suite du parquet. Résultat, une opposition stérile stigmatisant inefficacité de la police et laxisme de la justice, alors qu’il aurait mieux valu concentrer plus tôt les efforts conjoints sur les conditions de mise en place d’une police de proximité.
Que fait la justice ?
Jean-Pierre Chevènement, le 24 octobre 1997, en ouverture du colloque de Villepinte, “Des villes sûres pour des citoyens libres”, qui consacra les réorientations de la gauche dans la lutte contre l’insécurité, soulignait que “en 1996, 590’000 affaires avaient été poursuivies par les parquets, dont près de 400’000 ayant fait l’objet d’un jugement correctionnel. Dans le même temps, 5’200’000 plaintes et procès verbaux ont été transmis aux parquets, dont 2 millions de procédures ayant abouti à l’identification de l’auteur du délit, et sur ce nombre la moitié n’a pas donné lieu à des poursuites. Si l’on ajoute les affaires où l’auteur du délit n’a pas été retrouvé, on aboutit à cette donnée : 79 % des affaires transmises aux parquets n’ont pu avoir de suites judiciaires.” Et il… poursuivait : “on comprend la nécessité du classement sans suite : les procureurs sont juges de l’opportunité des poursuites et les contraintes de la gestion des moyens limités des juridictions imposent des choix. Et cependant, il y a, dans ces faits, les éléments de l’incompréhension du fonctionnement de la chaîne police-justice.”
Le ministre de l’Intérieur proposait en conséquence une association des élus locaux et de la police aux orientations de politique pénale décidées par le ministère de la Justice et les procureurs. Ainsi, un débat institutionnel fondamental entre prérogatives respectives de police et de justice s’appuyait sur ce chiffre des classements sans suite qui démobiliserait les forces de l’ordre.
Lionel Jospin, dans son discours de clôture, avait repris la thématique tout en la nuançant d’un élément d’importance : “les délits augmentent, mais connaissent trop peu souvent des suites judiciaires (79 % des affaires transmises aux parquets n’ont pas de suite judiciaire), et les taux d’élucidation policière sont très faibles (8 % pour les cambriolages).”
Si globalement, les chiffres cités étaient justes, leur présentation tendait à peser sur un rapport de forces institutionnel.
La presse moutonnière titra sur le chiffre de 80 % des affaires classées sans suite par les parquets. La justice, accusée de laxisme, se trouvait une fois de plus en position défensive dans le débat sur les réponses à la délinquance, en particulier la délinquance des mineurs, débat qui dura pendant les longs mois de préparation des mesures adoptées en Conseil de sécurité intérieure début 1998.
Que fait la police ?
La garde des Sceaux, Élisabeth Guigou, essaya à plusieurs reprises de relativiser les données brutes passées à la grille de lecture policière. Ainsi, par exemple, au Palais des Congrès, le 18 janvier 1998, devant un rassemblement d’élus locaux : “Je crois tout d’abord qu’il est particulièrement important que tous les actes délictueux commis par des mineurs fassent l’objet d’une réponse. Le préalable est aussi que les taux d’élucidation des affaires s’améliorent. La première cause de l’impunité, c’est la non-identification des auteurs d’infractions. J’en ai un peu assez d’entendre que la justice a des taux de classement sans suite de 79 % des affaires transmises alors que plus de la moitié de ces classements correspond à ce que l’on appelle des procédures contre X... (auteurs non identifiés), et qu’une autre partie correspond à des infractions non fondées en droit ou à des classements sous condition (par exemple après réparation).”
Les parlementaires s’appuyèrent sur cette contradiction gouvernementale entre Intérieur et Justice, pourtant toujours à partir des mêmes chiffres, pour enfoncer encore un peu plus le coin. Le sénateur Hubert Haenel publia un rapport intitulé “Les infractions sans suite ou la délinquance mal traitée” dans lequel, à la fois il reprenait le chiffre de 80 % d’affaires classées par les parquets, mis en évidence dans le communiqué diffusé avec le rapport, alors que dans le corps même du rapport il nuançait beaucoup son propos1. Dans les débats parlementaires, sur l’action publique en matière pénale, Hubert Planiol2 par exemple, au nom de ce taux de 80 % de classements remettait en cause le principe même de l’opportunité des poursuites. Seul Robert Badinter au Sénat fournit l’ensemble des arguments réfutant les termes de ce faux débat.
Que fait la statistique ?
La justice devait aussi s’en prendre à elle-même, car les statistiques de la Chancellerie, jusqu’à une période récente, ne fournissait pas les éléments détaillés d’explication. Fut donc lancée une enquête auprès des parquets pour quantifier très précisément le contenu de ces fameux classements. Et les résultats sont depuis 1999 publiés dans Les chiffres-clés de la Justice, avec une présentation des données devant permettre une clarification des différentes catégories en cause.
Essayons de simplifier. En 1998, les parquets ont reçu 5 millions de procès-verbaux, dont 63,4 % dans lesquels l’auteur n’était pas identifié, les fameux X. Si l’on considère le nombre d’affaires effectivement traitées par les parquets sur l’année 1998, près des trois quarts (73,8 %) sont considérées comme non poursuivables (66,6 % par défaut d’élucidation, 7,2 % parce qu’elles ne sont pas recevables pour des raisons juridiques).
La nouveauté est donc que la statistique judiciaire intègre désormais la série des affaires poursuivables, représentant les 26,2 % restantes par rapport à l’ensemble des affaires qui lui sont transmises, essentiellement par les services de police et de gendarmerie. Sur ce 1,2 million d’affaires, en 1998, 35,1 % ont été effectivement classées sans suite alors qu’une personne était mise en cause, les autres procédures ayant fait l’objet d’une suite judiciaire, soit un renvoi devant une juridiction (51,2 %) ou une procédure alternative aux poursuites, médiation, réparation, injonction thérapeutique… (13,7 %). Ce taux de classement sans suite, alors que l’affaire était poursuivable, diminue régulièrement (il était de 45 % en 19963) alors que les réponses “alternatives” à la poursuite progressent en proportion, ce qui constitue le signe marquant d’une politique pénale qui répond d’une façon sans doute mieux adaptée, même si elle réprime moins (pour faire simple, il vaut mieux que le préjudice d’une victime de dégradations de biens soit réparé rapidement après une confrontation avec l’auteur en maison de Justice et du droit, plutôt que d’aboutir à une condamnation de l’auteur à une peine de prison avec sursis par un tribunal deux ans après les faits, sans que la victime ait été indemnisée).
Sans doute, les parquets doivent-ils rendre plus de comptes sur la réalité et la motivation de ces classements dont l’opportunité, principe reconnu dans la loi, doit correspondre à des choix de politique pénale clairement exposés et compris. Faudrait-il faire condamner tous les consommateurs de cannabis ? La justice devrait aussi pouvoir mieux examiner les X… (procédures avec auteurs non identifiés) et faire procéder à des vérifications complémentaires, disposer de plus de temps pour orienter l’action des services de police.
Mais le vrai débat est-il en l’espèce “que fait la justice ?” ou “que fait la police ?” La donnée qui marque un grave échec des institutions répressives, incidemment évoquée par le ministre de l’Intérieur, est celle de la baisse des taux d’élucidation des affaires, qui intéresse particulièrement nos concitoyens. Le nombre de procédures auteur inconnu transmises aux parquets par la police et la gendarmerie qui ne font que constater l’infraction sans solutionner l’affaire progresse sans cesse4. Il faut toutefois là encore se méfier des chiffres globaux. La progression du nombre des procédures non élucidées de 58 % en 1987 à 63,4 % en 19985 traduit une baisse d’efficacité des services de répression, mais avec des écarts très importants par catégories d’infractions. Ainsi, pour nombre d’infractions courantes, le taux d’élucidation est de 100%, car en matière d’usage de stupéfiants, de séjour irrégulier des étrangers, de la plupart des vols à l’étalage, l’infraction est élucidée en même temps qu’elle est constatée. Par contre, un auteur de cambriolage est identifié moins d’une fois sur dix, un auteur de vol à la tire une fois sur trente6.
Au lieu de se renvoyer les responsabilités par chiffres interposés, la justice et la police feraient mieux de travailler ensemble à une meilleure efficacité de l’intervention publique, en termes de police judiciaire de proximité. Car des statistiques administratives, mais encore plus des enquêtes de victimation et des premières recherches sur la délinquance autorapportée par les auteurs7, il ressort que les auteurs des délits les plus fréquents chez les jeunes, en particulier les vols et les recels, sont de moins en moins souvent identifiés et que se développe le sentiment d’impunité, facteur important de récidive.
Jean-Paul Jean
1. "Ce constat incite donc à relativiser les chiffres bruts de classements sans suite souvent utilisés pour critiquer l’action de la justice". Mais la presse avait du mal à reprendre ces nuances. Ainsi, le titre de Marianne, Les tribunaux ne condamnent plus.
2. Séance Assemblée Nationale du 22 juin 1999.
3. Source Sous-direction des études et des statistiques de la Justice.
4. Il y aurait aussi beaucoup à dire sur le " classement policier ", le fait de dissuader ou non de porter plainte, d’enregistrer en registre de main courante plutôt que de réaliser un procès-verbal etc.
5. Cette estimation corrige en particulier l’effet de la dépénalisation en 1992 des chèques sans provision, infraction où l’auteur était toujours connu, sans lequel ce pourcentage serait passé de 50% à 63,4 % (source CESDIP).
6. Sources statistiques de la délinquance 1998, ministère de l’Intérieur.
7. Sebastian Roché ; Enquête en milieu scolaire sur la délinquance autorapportée des jeunes, rapport de recherche octobre 2000.
Pénombre, Janvier 2001