Topologie du champ pénal
Si l’on en croit le Courrier de la Chancellerie, un nouveau concept vient d’éclore dans le champ pénal. L’organe d’information du ministère de la justice présente, dans sa livraison de juillet-août, le rapport annuel 1992 de l’administration pénitentiaire. Pour nommer les deux populations dont cette administration a la charge, on trouve, en sous-titre et en gras, les expressions "la population carcérale en milieu fermé", "la population carcérale en milieu ouvert" ! Les mauvais esprits liront, dans ce lapsus (?), l’annonce du retour au tout carcéral.
Jusqu’à présent, on utilisait plutôt les syntagmes "population incarcérée" d’une part, "population prise en charge en milieu ouvert" d’autre part. Cette dernière est constituée des personnes faisant l’objet d’une mesure ou d’une sanction non-carcérale et suivies par un comité de probation et d’assistance aux libérés (CPAL) : condamnés au sursis avec mise à l’épreuve, libérés conditionnels, condamnés au travail d’intérêt général, une partie des personnes placées sous contrôle judiciaire... Dans les instances du Conseil de l’Europe, plutôt que de parler de mesures et sanctions non-carcérales, on utilise, depuis quelques années, l’expression "mesures et sanctions appliquées dans la communauté" ("community measures and sanctions").
Alors inattention estivale ? Dans ce domaine, la presse nationale n’est pas en reste.
Pour lanterne vendre vessie
Libération, dans son édition du 30 juillet 1993, rend compte de ce rapport annuel 1992 sous le titre suivant : "La population carcérale en hausse chronique, plus de 90 000 personnes sont passées en prison en 1992. Contre 34 000 il y a dix ans" ! Le Canard enchaîné a repris cette "information" dans sa livraison du 4 août : "une seule chose est claire. La population carcérale, paraît-il, grimpe en flèche. 90 000 personnes sont passées en cellule en 1992 contre 34 000 il y a dix ans".
En rapprochant les nombres cités, on obtient un taux de croissance de plus de 160%, en dix ans. Bigre ! Mais de quoi parle-t-on ? On mélange en fait des données de "flux" et des données de "stock". Parions qu’à la vue de ces termes techniques, le Canard va passer au jaune citron ! On peut plus simplement parler du nombre d’entrées, une année donnée, et du nombre de détenus présents, un instant donné (photographie de la situation).
Pour la France métropolitaine, les chiffres sont les suivants :
Détenus présents :
1er janvier 1993 : 48 164
1er janvier 1983 : 34 579
soit un accroissement de 39,3%, en dix ans. Ce qui est considérable.
En revanche, depuis dix ans, les entrées en prison n’ont pas connu une telle évolution, l’effectif fluctuant autour de 85 000 (88 586 en 1992). Précisons que l’on ne connaît pas le nombre de personnes ayant passé au moins une journée en prison au cours d’une année donnée, mais c’est une longue histoire que nous vous raconterons une prochaine fois.
Ces quelques éléments d’information permettent déjà de se faire une idée des raisons de la croissance de la population des prisons : croissance des durées de détention et non recours accru à l’incarcération. Encore ne faut-il pas les... manquer ! C’est pourtant ce que fait Albert jacquard dans son livre "Un monde sans prison ?" publié au Seuil, début 1993.
Approximations successives
La critique du livre d’A. Jacquard présentée dans la première livraison de Pénombre se terminait par une phrase sibylline : "Enfin l’ouvrage n’est pas exempt de références chiffrées...". A y regarder de près, nombre de ces données sont en fait très approximatives ; donnons quelques exemples :
1. "Ces vingt dernières années, on a vu le nombre de personnes détenues doubler sans progression sensible des capacités d’accueil" (p. 176). L’auteur a oublié le "programme 13 000" de construction de nouvelles prisons. De juillet 1988 à janvier 1993 le nombre de places dans les prisons de la métropole est passé de 33 983 à 45 130 et le taux d’occupation de 149 détenus pour 100 places à 107.
2. "On constate une augmentation des entrées dues à une croissance de la petite criminalité (sic)" (p. 176) : voir plus haut.
3. "Près de la moitié des détenus des prisons françaises sont en détention provisoire dans l’attente d’un jugement" (p. 175). Au 1er janvier 1993, les prisons de la métropole comptaient 18280 détenus en attente d’un jugement (de première instance) ; ce qui représentait 38% de la population carcérale. Si l’on ajoute les condamnés en appel ou qui se sont pourvus en cassation, la proportion est de 42%. Ce taux a baissé depuis.
4. "Les deux tiers (des détenus) ont de dix-huit à trente ans (p. 191). C’était vrai en 1975 (63%) ! Le poids de cette classe d’age a diminué depuis ; elle représente, au 1er janvier 1993, la moitié de la population détenue en métropole (53,3%). On voit sur cet exemple, comme sur les autres, que le recours à des données approximatives empêche de se poser un certain nombre de questions : ici celle du vieillissement de la population. Ainsi, A. Jacquard ne dit rien de la baisse du nombre de mineurs détenus intervenue à partir de 1987 ; évolution qui, pour certains, se serait inversée en 1992.
Certainement trop, mais pas plus
"Davantage de mineurs dans les prisons françaises" (Libération du 19 octobre 1993), "forte progression des mineurs" (Le Quotidien du 19 octobre), "Les mineurs incarcérés sont de plus en plus nombreux" (Le Monde du 20 octobre), "Les mineurs plus nombreux en prison" (La Croix du 20 octobre). Si vous n’êtes pas convaincu après une telle revue de presse !
Cette idée de croissance résulte de la comparaison du nombre de mineurs détenus au 1er janvier 1992 et au 1er janvier 1993. L’augmentation est de 71 mineurs pour la métropole, soit 15%. Mais si l’on ne se contente pas de cette comparaison sur un an mais que l’on regarde comment les choses ont évolué avant et... après, on résumera l’évolution plutôt de la façon suivante : "Après une baisse importante en 1987 et 1988, le nombre de mineurs détenus est stable depuis 1989 (autour de 500)".
Nombre de mineurs détenus en métropole :
1.01.87 | 989 |
1.01.88 | 816 |
1.01.89 | 493 |
1.01.90 | 524 |
1.01.91 | 395 |
1.01.92 | 467 |
1.01.93 | 538 |
1.04.93 | 501 |
1.07.93 | 445 |
Source : CESDIP /Base SEPT (Séries pénitentiaires temporelles)
Resterait alors à trouver un nouveau titre car l’idée de stabilité ne fait sans doute pas une information...
Arithmétique judiciaire
A propos d’information, on terminera par une exclusivité de La Nouvelle République du Centre-Ouest (16-17 octobre 1993) : "Le 29 septembre, Monsieur K. comparaissait devant le tribunal correctionnel d’Orléans pour répondre d’abus de confiance aggravé. L’heure des comptes a sonné (...). Le procureur a requis une peine de 3 ans d’emprisonnement ferme (...). Après un délibéré de 15 jours, le tribunal a condamné Monsieur K. à 3 mois de prison dont 12 fermes". On s’étonnera après que certains prévenus sortent du prétoire sans avoir bien compris ce à quoi ils avaient été condamnés !
Pierre Toumier
Pénombre, Décembre 1993