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Comment se débarrasser de chiffres gênants

Méthode brevetée : Pénombre

Mise en œuvre : Répliques ( France-Culture ), 24 juin 2017

Avec, par ordre d’entrée en scène :

– Hervé Le Bras : le contradicteur  ;

– Renaud Camus : le contredit  ;

– Alain Finkielkraut : l’animateur.

Imaginons une situation fâcheuse : lors d’un débat public, vous venez de terminer brillamment une belle démonstration pour asseoir une thèse qui vous tient à cœur. Un contradicteur malotru se permet de mettre à mal votre thèse en s’appuyant sur une série de chiffres qui démontent votre argumentation. 


Hervé Le Bras : Je vais donner deux citations de votre livre sur le «  grand remplacement  ». L’une page 165 : «  Vous avez un peuple, et presque d’un seul coup, en une génération, vous avez à sa place un ou plusieurs autres peuples  » (…) et page 48 : «  Les vieillards sont français de souche, mais les nourrissons sont arabes et noirs, et volontiers musulmans  » (…) Cette dernière citation ne marche pas du tout avec les données qu’on possède et que publie l’Insee sur l’origine des naissances. Il se trouve que depuis plusieurs années, notamment l’année dernière, l’Insee publie l’origine des naissances selon que les parents et grands-parents sont immigrés ou non-immigrés. Alors quels sont les chiffres  ? (…) Donc je conteste ce que vous dites, le fait que des peuples remplacent des peuples. Non, ce qui est en train de se produire, c’est qu’une population d’origine mixte est en train de remplacer une population qui était d’une origine moins mixte, plus homogène.

Pénombre vous offre ici le moyen de vous en sortir avec panache.

Commencez par répondre que vous souhaitez « élargir le débat ». Personne ne pourra s’y opposer.

Renaud Camus : Alors j’aurais tendance à élargir le débat, si je puis dire…

Faites ensuite remarquer que «  l’homme se dérobe de toute part aux chiffres  ». Très chic.

R.C. : …et à contester la notion de chiffres. Je suis en accord très profond avec le philosophe Olivier Rey, qui souligne l’incapacité du chiffre à rendre compte du monde. Depuis quarante ans, nous avons été submergés par les chiffres. Les sciences humaines… je crains de plus en plus que les sciences humaines ne soient une aporie, un oxymore, et tant mieux, peut-être. L’homme se dérobe de toute part aux chiffres. Et les chiffres ont été incapables de rendre compte de ce qui survient. La sociologie non seulement n’a pas averti la population française et la population européenne de la chose énorme qui se présentait, ce phénomène gigantesque, ce que j’appelle le changement de peuple et de civilisation. Mais au fur et à mesure qu’il se déroulait, elle l’a nié, elle a été la dénégation par excellence.

La suite est plus délicate. Par petites touches, évoquez sans la nommer une personne de renom qui a un jour confondu espérance de vie à la naissance et espérance de vie à un âge donné. Prenez soin d’embrouiller légèrement l’auditoire par une explication elliptique.

R.C. : Je vous donne un exemple de l’incapacité des chiffres à rendre compte du monde, qui serait emprunté à cette émission, ça m’avait beaucoup frappé, à l’époque. Vous receviez, Alain Finkielkraut, un grand philosophe français qui, tout d’un coup, a dit, à ma grande stupéfaction… c’était une émission sur le mariage… Il disait : «  Le mariage a beaucoup changé parce que au dix-neuvième siècle, on se mariait pour cinq ou six ans . » Stupéfaction totale de ma part. Mais il explique : «  Oui, parce que la durée de vie moyenne vers 1830 était à peu près de trente-cinq ans.  » Stupéfaction totale. Alors, en effet, c’est vrai… c’est pas tout à fait exact, c’est un peu plus… Mais mettons que ce soit vrai. On sait bien pourquoi, c’est parce qu’il y avait une mortalité infantile considérable, et du coup, la durée de vie moyenne était de trente-cinq ans. Mais c’est complètement faux…

Là, attention, vous devez dévier subtilement vers la longévité, en feignant de confondre celle-ci avec l’espérance de vie : soutenez que la réalité contredit les chiffres, comme vous l’avez annoncé, puisque de nombreux personnages ont vécu jusqu’à un âge bien supérieur à l’espérance de vie de leur temps.

R.C. : Qu’est-ce qui prouve que c’est faux ? C’est la littérature. Qu’est-ce qui dit la vérité ? C’est la littérature. On voit bien que les personnages eux-mêmes ne vivent pas si brièvement. 

N’hésitez pas à en rajouter en étalant savamment vos connaissances sur l’âge de décès de quelques grands auteurs. 

R.C. : Et si on ne veut pas croire à la réalité des personnages de roman, il n’y a qu’à prendre l’histoire littéraire elle-même : Chateaubriand meurt à 80 ans, Victor Hugo à 83, Corneille à 82, Voltaire à …

Avec un peu de chance, vous aurez le renfort de l’animateur du débat, trop heureux de quitter le terrain des chiffres qui n’est pas le sien, pour faire assaut de culture littéraire avec vous.

Alain Finkielkraut  : Fontenelle presque centenaire…

Normalement, à ce point, la partie est gagnée : votre contradicteur, très calé sur les chiffres, lui, foncera dans le piège et demandera la parole pour décortiquer les confusions que vous avez introduites à dessein.

H. L B. :On mélange tout, là. Je voudrais répondre de façon précise. Je voudrais répondre sur l’exemple qui a été donné de l’espérance de vie à 35 ans. (…)

L’animateur, embarrassé par ce retour sur un sujet technique où il ne peut briller, conclura prestement la séquence par une petite citation assassine sur les chiffres et le mensonge (il n’a que l’embarras du choix).

A. F. : Je cite de mémoire : «  Les mots du menteur rougissent toujours, mais les chiffres du statisticien n’ont jamais honte.  » J’en viens à une question plus précise… 

Oublié le débat initial, votre adversaire est terrassé, vous n’avez plus qu’à enchaîner.

Françoise Dixmier