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Croyez-vous au 4001, le chiffre tout puissant ?

(À quand l’éloge des voleurs de chiffres ?)

Depuis l’été 2002, les chiffres de la délinquance sont convoqués pour montrer la baisse de l’insécurité. Y croire ou ne pas y croire, là serait la question. Ce furent d’abord des chiffres mensuels qui, au fil des mois, annonçaient avec deux décimales à l’appui, un taux de décroissance battant successivement tous les records. On arrivera « au record absolu » en octobre 2004 : « C’est la plus forte baisse jamais enregistrée pour un mois d’octobre. Il s’agit de la troisième année consécutive de baisse pour le 10e mois de l’année » selon le site Internet du ministère de l’Intérieur (qui omet d’ajouter que les résultats mensuels ne sont disponibles que depuis 1996). Si les chiffres annuels pour 2002 n’annonçaient finalement qu’un tassement du total des crimes et délits enregistrés (+1,28 %), ceux de 2003 étaient communiqués par le ministre en personne, le 14 janvier 2004, subjuguant la presse de ses succès en faisant état d’une baisse de 3,38 %. Le 2 janvier 2005, Dominique de Villepin croit-il pouvoir surenchérir ? Dans une interview au Journal du Dimanche, il annonce pour 2004 une baisse de 4,2 %, « la plus forte baisse depuis 10 ans ». La baisse relevée en 1995 était de 6,5 %. Un ministre fâché avec le comptage des intervalles et des bâtons en somme mais maniant l’allusion habilement, l’année 1995 (élection présidentielle) pouvant constituer pour lui une référence pertinente...

Grande baisse dans le 4001

Comme le remarquent certains1, on peut se demander comment les voitures brûlées de la Saint-Sylvestre pouvaient déjà être comptabilisées le 1er janvier ! À moins que les comptes n’aient été arrêtés plus tôt qu’en 2004, une recette un peu grosse que n’aurait pas osé imaginer Demonque2… Cette annonce est reprise le 3 janvier par la presse quotidienne. Le Monde reproduit un communiqué d’agence. L’Humanité s’inquiète de la chose et une interview de Pierre Tournier met les lecteurs en garde sur la signification de ces chiffres qui ne comptabilisent que de supposés crimes ou délits, objets de signalement au parquet par les services de police et de gendarmerie. D’ailleurs, le recueil statistique dit 4001 (en référence au numéro d’imprimé administratif qui servait à l’établir au temps du papier) ne concerne pas tous les crimes et délits. Par exemple, les délits routiers sont exclus de même que les infractions relevant d’administrations spécialisées (impôts, douanes…). Toutes les contraventions, y compris de 5ème classe (comme par exemple les coups et blessures volontaires avec ITT de moins de 8 jours sans circonstances aggravantes) sont exclues. Les infractions relevées en « main courante », c’est-à-dire dans les registres internes aux services, sans signalement ultérieur aux autorités judiciaires, ne sont pas non plus comptées. La baisse n’est donc pas forcément là où l’on croit.

Mais en cette première semaine de janvier, le bilan des victimes des tsunamis du 26 décembre 2004 fait passer les chiffres de la délinquance au second plan. Le ministre de l’Intérieur laisse tomber dans l’oubli le 4,2 % (la courte mémoire des médias a parfois du bon pour les ministres) mais revient à la charge à l’occasion de ses vœux à la presse le 14 janvier (jour de la saint Marronnier3, devenu jour de commémoration du 4001), en lui substituant en catimini un moins 3,76 %. Moins glorieux, plus précis donc encore plus vrai, toujours record des dix dernières années, donc supérieur à la baisse affichée par son prédécesseur (-3,38 %). Ce jour-là, convié au débat du JT de 13 heures de France 2, Pierre Tournier invite encore les auditeurs à la prudence et leur conseille de visiter le site de Pénombre. Avec conviction, il expose que cette baisse n’est pas une question de croyance. S’agissant des infractions contre les individus victimes qui forment la plus grosse part du total, elle peut résulter d’un nombre plus faible d’infractions ou de victimes, d’une proportion plus faible de victimes s’adressant à la police ou d’une proportion plus faible des plaintes des victimes consignées sur procès-verbal et transmises au parquet. De plus, l’effet de l’unité de compte ne doit pas être minimisé. Pour certains types d’infractions, une même victime peut déclarer plusieurs infractions dans un temps plus ou moins rapproché. Sur tous ces points, le témoignage de Madame Lefévère (voir ci-après) ne saurait constituer une preuve statistique, mais l’ampleur du phénomène peut légitimement être invoquée pour mettre en doute la fiabilité de la statistique policière, surtout dans un contexte de « culture du résultat ». On se souvient de la mise en scène de cette démarche d’évaluation, avec félicitations et blâmes publics pour les premiers et les derniers du palmarès. Évaluation louable en son principe mais facilement contre-productive si elle conduit les évalués (policiers et gendarmes) à jouer de leur marge de manœuvre dans la collecte statistique pour obtenir des résultats chiffrés en leur faveur. En face de Pierre Tournier, sur le plateau de France 2, le Directeur adjoint de la police judiciaire à la Préfecture de Paris opposait à cette critique le cas des téléphones portables volés pour lesquels l’opérateur imposerait un dépôt de plainte et plus généralement le cas des vols de biens assurés (véhicules, logements) pour lesquels le 4001 serait fiable. Ce dont tout le monde, y compris les chercheurs, convient depuis longtemps, mais tous les biens volés ne sont pas assurés. Et, il y a bien d’autres infractions commises que des vols, même si ceux-ci représentent plus de la moitié des 3,8 millions de faits comptabilisés en 2004.

Pile, je gagne ; face, tu perds

Sentant probablement monter le poids de cette critique, les responsables du ministère de l’Intérieur tentent d’imposer une lecture de la statistique du 4001 en jouant sur deux registres différents. Une statistique biface en somme. Côté face, ça mesure la délinquance. Côté pile, ça mesure l’activité de la police. Et que dit le côté pile en 2004 ? Que l’activité de la police augmente. Donc si côté face la délinquance baisse, cela ne peut venir d’une baisse de l’activité policière, n’en déplaise aux chercheurs jamais contents. CQFD. L’arnaque, si l’on ose qualifier ainsi la présentation des policiers dont l’honnêteté n’est pas en cause, repose sur le fait que pile et face n’appartiennent pas vraiment à la même pièce. Ce qui baisse, ce sont les faits constatés (que l’on devrait désormais appeler les faits signalés au parquet), et encore, principalement pour les vols sans violence. Ce qui augmente, ce sont principalement les personnes mises en cause. Ce terme désigne les personnes présumées coupables d’une infraction qui ont été entendues par procès-verbal (et donc interpellées). Cette présomption pourra par la suite être infirmée lors de la procédure judiciaire (classement sans suite, non lieu ou relaxe en raison de preuves insuffisantes). Il n’empêche, cela aura conduit à considérer les faits recensés comme étant « élucidés », le taux d’élucidation étant pour chaque catégorie d’infraction le rapport du nombre de faits élucidés au nombre de faits constatés. On imagine comment, là aussi, la pression ambiante peut faire monter le taux d’élucidation. Avec des recettes dont les lecteurs du Point auront quelques exemples (3 février 2005, article signalé par Maurice Rougemont) : « quand, le 15 du mois, le taux d’élucidation est faiblard, on envoie ses troupes ramasser tous les fumeurs de shit et les vendeurs à la sauvette », selon un commissaire non nommé. D’ailleurs, pour certains types d’infractions, un taux d’élucidation supérieur à 100 % -de façon permanente ou récente- est la preuve que pour ces catégories, des faits sont comptés comme élucidés sans même avoir été comptés parmi les faits constatés. Ce qui ne fait pas trop courir de risques car les taux d’élucidation ne sont mis en avant que pour le total des infractions : or, le taux moyen de 32 % de 2004 varie entre 3 % pour les vols à la tire (pickpockets) et 112 % pour l’usage-revente de stupéfiants (et des taux encore plus élevés pour les délits économiques). Où l’on voit d’ailleurs que le taux global d’élucidation peut varier du fait de variations dans la proportion des diverses infractions : moins de vols dans les véhicules (élucidés à 5 %) et plus de coups et blessures (élucidés à 76 %) fait monter le taux d’élucidation global.

Le résultat de cette nouvelle cuisine est que ce qui est présenté comme mesure d’activité (les faits élucidés, les mis en cause, et pour assaisonner le tout, les délits enregistrés à l’initiative de la police) augmente, tandis que le total des faits constatés (qui mesurerait la délinquance) diminue. Sans vouloir accabler le représentant de la police au JT de France 2, on peut relever quand même la curiosité d’une de ses réponses à Pierre Tournier. Selon lui, les délits enregistrés à l’initiative de la police et de la gendarmerie ne représentent que 1 % du total et donc la plus ou moins grande intensité de cette « initiative » policière ne saurait influer sur le total des faits constatés. Outre que l’ordre de grandeur est plutôt de 7 %, il est abusif d’assimiler initiative policière (par exemple en matière de trafic de stupéfiants ou d’immigration clandestine) et activité policière. Enregistrer les plaintes des victimes et leur donner suite, cela fait évidemment partie de l’activité policière.

Bonne ou mauvaise baisse ?

Les enquêtes dites de victimation, où les personnes interrogées déclarent les faits dont elles ont été victimes, devraient maintenant contribuer à faire sortir la mesure de la délinquance de ces manipulations et du registre des croyances. La persistance de faux débats autour de la mesure de la délinquance est probablement liée à la faible visibilité des résultats de l’enquête annuelle de l’Insee. Les publications spécialisées ne manquent pas sur le sujet mais quel journaliste aurait l’idée de s’y reporter au moment où il lit le dossier de presse du ministère de l’Intérieur qui ne fait qu’évoquer une enquête de victimation commandée à l’Observatoire National de la Délinquance ? Les résultats mis en ligne sur le site de l’Insee à partir de ces enquêtes menées régulièrement depuis 1996 sont très fragmentaires. Ce qui ne fait plus de doute maintenant est que les vols sans violence les plus nombreux (cambriolages et vols liés aux véhicules à moteur) sont orientés à la baisse depuis le milieu des années 1990 tandis que les agressions physiques sont en hausse. Des évolutions inverses pour des ordres de grandeurs différents, les vols sans violence étant en gros cinq fois plus fréquents que les violences physiques selon les déclarations des victimes lors des enquêtes annuelles de l’Insee. Ajouter les injures et menaces, cela fait grosso modo doubler le nombre d’agressions (violences physiques ou verbales), mais la majeure partie n’est pas considérée comme des crimes et délits et, à ce titre, n’est pas comptabilisée en cas de plainte. C’est d’ailleurs une limite des comparaisons de sources statistiques : en dehors des facteurs purement techniques de période couverte ou d’unités de compte, il y a un changement de définition, le point de vue des victimes et celui des professionnels n’étant pas le même. En revanche, les enquêtes ont confirmé l’ampleur et la variabilité de la proportion de faits non rapportés à la police.

Finalement, la difficulté avec les records de baisse des deux derniers ministres de l’Intérieur est double. D’une part la baisse des vols sans violence qui en sont la raison ne les a pas attendus. D’autre part, la baisse affichée nie ce qui paraît bien être la préoccupation majeure en matière d’insécurité, à savoir la persistance d’actes connotés d’une violence plus ou moins forte à la hausse. Pour ceux-ci, la statistique de police est le plus mauvais outil de mesure qui soit : les modifications législatives et les transformations des pratiques policières (par exemple le meilleur accueil des victimes d’agression, en particulier sexuelle) tendent à enregistrer plus d’infractions. Ceci était perçu comme un élément positif jusqu’à présent. Que le ministre fixe maintenant à ses troupes l’objectif de faire baisser les violences enregistrées devrait constituer pour les citoyens un motif d’inquiétude profond quand on sait qu’aujourd’hui encore, plus de la moitié des victimes ne porte pas plainte.

Bruno Aubusson de Cavarlay

1. Par exemple Christophe Caresche, député de Paris, membre de Pénombre, site internet du Forum Français pour la Sécurité Urbaine :
www.ffsu.org
2. Le théorème de Demonque est régulièrement rappelé pour les nouveaux lecteurs : « Sur une courte période, les statistiques de la délinquance varient en proportion inverse de la popularité du ministre de l’Intérieur auprès des agents chargés du collationnement des données qui les fondent ». Ceci les conduira à un retour aux sources (site Internet de Pénombre ou Chiffres en folie, La Découverte, 1999).
3.
Marronnier : terme journalistique désignant un « article de circonstance publié traditionnellement à certaines dates » selon le Dictionnaire des mots contemporains (Le Robert).


Pénombre, Mars 2005