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Dieu reconnaîtra les siens

Dans le précédent numéro, Albano Cordeiro proposait pour compter « les musulmans » de distinguer ce qu’on pourrait appeler les musulmans culturels ou ethniques des musulmans pratiquants1. On ne peut que lui donner raison. Quand on se propose de compter les fidèles d’une religion, il faut dire à quel niveau d’implication religieuse on se situe. Personnellement je vois quatre niveaux possibles : la croyance, la pratique, l’appartenance et la culture. Si on veut comparer les chiffres de diverses religions, il faut se situer au même niveau.

Mais ce n’est pas si simple. Prenons l’appartenance. Chez les musulmans, celle-ci résulte simplement de la naissance (père musulman) ; chez les chrétiens, elle est formalisée, puisqu’elle nécessite le baptême. Et pourtant, en France, il ne viendrait pas à l’idée de grand monde de compter comme chrétien une personne baptisée mais qui dit se dit athée, alors que l’on acceptera de compter beaucoup plus facilement comme musulman une personne simplement née de parents musulmans.

En fait en islam, beaucoup plus que dans le monde chrétien, il y a recouvrement entre appartenance et culture. Lors d’un voyage à Istanbul, il y a quelques années, le guide turc nous expliquait que son pays (que tout le monde qualifie de « laïc ») comptait 97 % de musulmans, autrement dit, que tous les Turcs, à l’exception des quelques minoritaires d’origine grecque ou arménienne, appartenaient à l’islam. On ne peut s’empêcher de penser qu’un certain nombre de ces « musulmans » sont assez tièdes, voire que certains sont carrément athées. À lire l’annuaire statistique polonais, on a la même approche pour l’appartenance à la religion catholique dans ce pays. Autre exemple, plus ancien mais encore plus significatif de ce recouvrement : le communiste Tito avait, à la demande des intéressés, institué en 1968 la « nationalité musulmane » pour les Bosniaques de culture musulmane. On avait ainsi dans ce pays, des Serbes, des Croates, des Slovènes,… et des Musulmans2.

L’islam définit une culture. Y appartenir ou en être issu, c’est toujours être musulman. C’est comme en France durant le Moyen-âge, où tout le monde était catholique. Ou, encore à l’heure actuelle, dans certains pays des Balkans, où pratiquement tout le monde est orthodoxe. C’est le cas en Grèce et, plus surprenant, en Roumanie et en Bulgarie, où aux recensements qui ont suivi la chute du communisme, tous ceux qui ne faisaient pas partie d’une minorité se déclaraient appartenir à cette religion.

La pratique religieuse n’est pas non plus facile à comparer. Chez les catholiques, on a l’habitude de la mesurer par l’assistance à la messe. Est-ce une raison pour la mesurer chez les musulmans par la prière à la mosquée ? Je ne le pense pas : les femmes y vont moins que les hommes, alors qu’elles ne sont sûrement pas moins pieuses, les hommes actifs moins que les retraités, entre autres raisons, parce qu’ils ne disposent pas de leur vendredi. C’est pourquoi, contrairement à ce que pense Albano Cordeiro, le jeûne du ramadan, qui n’est pas soumis à des contraintes de temps ou de déplacement, mais nécessite un effort certain, me paraît beaucoup plus révélateur de cette pratique, alors que le jeûne du carême ne l’est pas chez les catholiques.

Je pense pour ma part que cela n’a rien de choquant à l’heure actuelle de désigner en France comme musulman celui qui se réfère en partie à cette culture et comme chrétien celui qui se déclare tel. Il n’en sera sûrement pas de même dans 100 ans.

Alfred Dittgen

1. Sur cette question du comptage des minorités, on se reportera avec profit, comme on dit dans les livres sérieux, au numéro spécial de janvier 2002 « Enquêtes et origine » (www.penombre.org).
2. Ces Musulmans avec un grand M sont appelés maintenant de plus en plus souvent Bosniaques (Bochniaques par les intéressés), à ne pas confondre avec les Bosniens (Bosniaques par les intéressés !), citoyens de la Bosnie-Herzégovine.


Pénombre, Décembre 2005