Frère je te comprends si parfois tu débloques
Frère je t’absoudrai si tu m’emberlucoques
L’écu de vair ou d’or ne dure qu’un matin
Raymond Queneau, Cent mille milliards de poèmes, 1961
SOIXANTE, CINQ DOUZAINES, c’est déjà beaucoup, mais ce n’est pas un très grand nombre. Un nombre rond n’est pas forcément un grand nombre, alors que les très grands nombres doivent être arrondis. Mais nous n’allons pas refaire une Lettre sur les nombres ronds comme pour le numéro 50.
L’actualité, à la fin de l’année 2014, était venue alimenter les échanges au sein du conseil de Pénombre sur les ordres de grandeur et la perception des très grands nombres. Le classement international des pays selon leur richesse ou leur force productive –ce qu’est supposé mesurer le PIB- a connu en 2014 un changement médiatiquement très relayé. La Chine est passée devant les États-Unis et la prévision du FMI dit que l’instant du dépassement sera bref. Dans cinq ans, la Chine sera loin devant. Et Pénombre en sera au numéro 70 de la Lettre, en cas de nouvel afflux de vos propositions d’articles.
Et alors ? Eh bien ! Cette nouvelle a été accompagnée d’une confusion d’ordre de grandeur sur le PIB de la Chine et des USA, réduit par certains médias de dix-sept billions à dix-sept milliards de dollars pour dire les choses en français. Et cela n’émeut guère, au mieux un petit correctif éditorial viendra après, ce qui n’est déjà pas mal. Mais alors à quoi servent les nombres si les ordres de grandeur ne sont pas plus directement perceptibles ?
La question des grands nombres a été renouvelée en ce début d’année 2015. Après l’émotion et la douleur causées par la mort en quatre jours de vingt personnes, comptabilisées selon diverses catégories (terroristes ou victimes du terrorisme, assassins et assassinés, Français, juifs, musulmans, morts en service, défenseurs de la liberté…), le 11 janvier au soir, la question était de savoir s’il y a une différence de nature entre un grand nombre, et même un très très grand nombre pour une manifestation, et l’innombrable. Ce dimanche, la réponse (d’après le ministère de l’Intérieur) était négative puisque l’on peut les additionner comme le rapporte notre correspondante locale.
Dans cette période de réunion nationale, les petites querelles autour du nombre peuvent paraître mesquines. Nos critiques se feront plus amicales. Nous reconnaîtrons le rôle fédérateur que peut jouer un nombre, même grand et même incalculable. Là encore, nous reconnaîtrons que nos ministres de l’Intérieur ont su garder le cap, et loin de jeter le bébé avec l’eau du bain, ont permis d’éviter l’ensevelissement de l’opinion publique sous une avalanche de chiffres. En France, selon le ministère de l’Intérieur, on compte 5 millions de musulmans. Il y a vingt ans, selon Pénombre, ce chiffre était déjà dans la course du nombre !