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Faut-il regarder le compteur ?

À l’occasion de ses vœux de nouvelle année à son ministère, M. Fillon a dit (rapporté par Le Monde du 16 janvier 2004) : “ Je continuerai à agir sans avoir le regard rivé sur les sondages ”. Il poursuit, ce que le journaliste interprète comme une pique à son collègue de l’Intérieur : “ n’en déplaise à certains, je me fais une autre idée de la politique au service de mon pays. ” C’est au moins la dix millième fois qu’un homme politique évoque les sondages d’opinion, que ce soit pour s’en réclamer ou en dénier la pertinence.

En général, vous revendiquez le sondage lorsqu’il vous est favorable : il montre la justesse de vos conceptions et le succès de votre politique. Dans le cas contraire, vous écartez ce prétendu jugement par le chiffre : les sondages ne reflètent par l’opinion véritable des citoyens ; ou encore, il est noble et courageux d’oser une politique qui ne sacrifie pas à la démagogie ! Quitte à ce que, lorsque le sondage va dans l’autre sens, vous preniez la position inverse. Cette mauvaise foi très ordinaire n’est pas plus répandue chez les politiques que chez leurs électeurs : dire ceci n’est pas les excuser, mais cela n’exonère pas davantage ceux qui les critiquent...



Toutefois, il y a plus problématique. Non seulement on utilise le résultat du sondage, tel qu’il est, en le tordant dans le sens qui arrange, mais quelquefois on a pu faire (ou, dire) quelque chose d’abord en fonction de l’effet que cela aura sur le résultat chiffré. Dans les années 1950, avec la “ politique de l’indice ”, il s’agissait de résorber l’inflation. N’ayant pas réussi à la réduire, ni à faire faire un calcul faux et complaisant par l’Insee, le gouvernement avait entrepris de bloquer certains prix : précisément ceux des articles qui entraient dans le calcul de l’indice. Ne pouvant juguler tous les prix, il bloquait spécialement ceux-là. L’inflation n’était guère affectée, mais l’indicateur se trouvait figé. C’est comme si vous reculiez la pendule pour faire croire que vous n’êtes pas en retard à votre rendez-vous ; en l’occurrence, l’Insee ne s’est pas laissé faire : il a réagi en modifiant l’échantillon de produits observés, de sorte que la représentativité de l’indice soit préservée. Cette guéguerre n’était somme toute qu’un énième épisode de la compétition entre fabricants de canons et fabricants de blindages, dont Jules Verne parlait quelques décennies plus tôt.

Lorsque vous traversez un village en voiture, vous ne devez pas écraser les piétons. En principe, cette interdiction se suffit à elle-même. Pendant longtemps, le code de la route se bornait à dire que “ le conducteur doit être maître de la vitesse de son véhicule ”. Vous pouviez passer à 200 km/h, pourvu que vous ne blessiez personne. Mais, des conducteurs, inconscients ou maladroits, causaient des accidents : on s’est dit qu’il vaudrait mieux prévenir que punir. On a donc fixé une vitesse limite (actuellement de 50 km/h). Cette règle n’est ni tout à fait nécessaire ni tout à fait suffisante pour garantir l’absence d’accident. On demanderait alors : vaut-il mieux rouler à 70, sans causer d’accident, ou à 45, le regard rivé sur le compteur et sans se soucier de l’enfant qui traverse derrière son ballon ?

Le sondage d’opinion, lorsque vous êtes ministre, est un peu comme le compteur de votre voiture. Il vous renseigne sur ce que pensent les citoyens. La raison serait que vous pilotiez votre politique en tenant compte de cette information. La déraison serait que vous ne conduisiez cette politique que pour obtenir une certaine réponse des sondages. Ainsi énoncé, tout le monde sera d’accord : ministres en tête. Mais, ce n’est pas parce qu’on se dit d’accord que c’est comme ça que l’on fait !

L’un des vices de beaucoup d’hommes politiques – ils en ont d’autres ! mais aussi quelques vertus – est la recherche d’un “ effet d’annonce ” : on dit qu’on va faire quelque chose, non pas parce qu’on va le faire, mais parce que les gens s’en réjouissent et modifient alors leurs réponses aux sondeurs.

René Padieu

 
Pénombre, Mars 2004