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La pierre philosophale (suite)

L’ARTICLE « La pierre philosophale ? » de la Lettre blanche n°54 appelle des observations de plusieurs ordres. Je les présente succinctement car la Lettre blanche n’est pas, me semble-t-il, un lieu idoine pour entrer dans les détails - par ailleurs fort intéressants - de ce genre de débats sur les retraites.

Trois « seules solutions » nous seraient offertes : l’augmentation des cotisations, la baisse des pensions et l’allongement de la durée d’activité. À ces trois solutions on peut au moins ajouter, à titre purement « comptable » et sans se prononcer ici sur leur opportunité ou sur leur faisabilité : l’immigration d’actifs, la baisse du chômage et toutes formes de hausse de la productivité globale. Ce sont d’ailleurs ces solutions qui ont permis, historiquement, d’accompagner les gains d’espé¬rance de vie et de financer la progression remarquable des pensions depuis la création de la Sécu. Une autre « solution » (avec de très gros guillemets !) serait la moindre augmentation, voire la baisse de l’espérance de vie. Cette « solution » semble s’esquisser aux États-Unis et, par ailleurs, pourrait constituer un risque induit par l’allon¬gement de la durée totale de travail de ceux des salariés dont le travail est nuisible pour leur santé...

On peut certes discuter de la faisabilité, à court terme, de chacune de ces solutions. Mais, s’agissant d’un tel sujet, on ne peut se borner à raisonner à court terme. Le fonds de réserve des retraites, que la nouvelle loi risque de vider, a(vait) justement pour vocation de sortir de la tyrannie du court terme.

En outre, l’allongement de la durée de cotisation, parfois présentée comme « solution la plus efficace » a fait l’objet de fortes contestations, même dans une logique de court terme. D’une part, ce n’est pas forcément parce que « les cotisants ne veulent pas payer plus » que les cotisations, ou des impôts, ne peuvent pas être augmentés ; les syndicats ont proposé par exemple de remettre en cause certaines exonérations de cotisations ou d’augmenter les cotisations des entreprises qui recourent abusivement au travail précaire. C’est un exemple, il existe beaucoup d’autres propositions de financement direct ou indirect de « la Sécu »…

Par ailleurs il est vrai que « les retraités ne voulaient pas toucher moins » mais c’est un fait : ils toucheront moins. Et les actifs ne souhaitaient pas non plus voir allonger leur durée de cotisations. Mais c’est ce qui va être imposé à nombre d’entre eux avec le relèvement des âges légaux.

Le débat continue et l’article de la Lettre blanche n°54 montre, à juste titre, qu’il n’est pas clos. La loi prévoit d’ailleurs que le système « à points » ou « notionnel » soit examiné en 2013 (année qui, rappelons-le, se situe juste après 2012 ; suivez mon regard…) Sans entrer dans les détails, signalons que ce système a des défenseurs mais a aussi fait l’objet de nombreuses critiques sur le fond, comme l’a par exemple fait le Conseil d’orientation des retraites en janvier 2010. Sans être exhaustif :

- les délais de mise en place ;

- les difficultés d’adaptation à la France où la tradition de négociation est très différente de la Suède ou même de l’Italie ;

- le problème de la transition du système actuel à celui-ci ;

- l’individualisation, « philosophiquement » peu compatible avec la logique de la répartition et de la solidarité.

De plus, l’exemple de la Suède semble indiquer que ce système serait « procyclique » (accentuant les baisses de l’activité économique générale) alors que les pensions et les autres prestations sociales - outre qu’elles diminuent les inégalités des citoyens devant les aléas de la vie - ont vocation à jouer un rôle macroéconomique de « stabilisateur automatique » dans les périodes de récession.

Par ailleurs, l’article de la Lettre Blanche n°54 relève à juste titre, à propos de l’espérance de vie, les erreurs de Piketty et Bozio. On pourrait aussi signaler ici un article de Population et sociétés (INED, janvier 2008, n°441) « La double peine des ouvriers : plus d’incapacité au sein d’une vie plus courte ». Il se réfère à l’espérance de vie à 35 ans - âge auquel la catégorie socioprofessionnelle est censée être à peu près acquise - et il distingue l’espérance de vie en bonne santé de l’espérance de vie tout court ; j’en ai retenu que les ouvriers n’ont, à 35 ans, une espérance de vie « sans incapacité » que de 24 ans. Ce qui les amène - en moyenne - à … 59 ans ! La notion d’espérance de vie « sans incapacité » appellerait à elle seule une discussion approfondie mais elle aide à comprendre le fait que les ouvriers ne soient pas enthousiastes pour un relèvement de l’âge légal et de la durée de cotisation.

Alain Gély

Pénombre, Juin 2011